Les promesses du printemps arabe peuvent encore être tenues en Égypte. Mais la menace d’un hiver islamiste rôde.
L’Égypte a souvent servi de laboratoire aux mutations du monde arabe. Elle fut le berceau des Frères musulmans en 1928. Nasser inventa, avec le coup d’État de 1952, le nationalisme arabe et le coupla au plan économique avec la planification et la nationalisation, au plan stratégique avec l’alliance avec l’Union soviétique. Anouar el-Sadate créa une nouvelle rupture avec le renversement des alliances en faveur des États-Unis et la paix avec Israël. Enfin, la chute de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, donna une formidable accélération au printemps arabe né en Tunisie.
Voilà pourquoi la destitution de Mohammed Morsi le 3 juillet 2013, premier président démocratiquement élu en Égypte, par la mobilisation populaire marque un tournant historique. Sous le paradoxe d’un peuple en appelant à l’armée pour obtenir l’éviction d’un président régulièrement élu un an après son entrée en fonction et deux ans après que cette même armée eut provoqué la chute de Hosni Moubarak, pointe la première mobilisation victorieuse d’un peuple arable contre l’islamisme de gouvernement. Les Égyptiens ont spectaculairement infirmé le slogan des Frères musulmans, « l’islam est la solution ».
Max Weber soulignait que « la révolution n’est pas un carrosse dont on descend à volonté ». Pour l’avoir oublié, Mohammed Morsi et les Frères musulmans l’ont payé de leur chute. Leur éviction ne marque pas une contre-révolution mais une nouvelle étape dans le processus révolutionnaire qui débuta en 2011. Les manifestants de la place Tahrir obtinrent la déposition de Hosni Moubarak, abandonné par l’armée et par l’Occident, en raison de sa tentation dynastique et d’une corruption tentaculaire. La révolution, comme en Tunisie, fut confisquée par les islamistes, seule force d’opposition organisée, à l’occasion des élections législatives (42 % des voix aux Frères musulmans) puis présidentielles (52 % des voix à Mohammed Morsi en juin 2012). Ils ont été dévorés à leur tour par la dynamique révolutionnaire, en raison de la surestimation de leur capacité à gouverner et de la sous-estimation de la vitalité d’une société civile libérée de la peur et refusant de troquer la dictature contre la théocratie. Le mépris du peuple a perdu les islamistes après les autocrates.
Le sort de Mohammed Morsi fut scellé en décembre 2012, avec la tentative de conférer des pouvoirs extraordinaires au président en dehors de tout contrôle et avec le référendum sur un projet de Constitution confisqué par les islamistes. Mohammed Morsi a cumulé la faiblesse du leadership et l’autoritarisme, se coupant de la population jusqu’à diviser ses partisans tout en engageant la « frérisation » de l’État. La corruption et les violences policières sont allées de pair avec la montée de l’insécurité. Surtout, la crise économique et sociale s’est emballée. La récession s’est installée avec l’effondrement de 30 % du tourisme qui fait vivre directement 3 millions de personnes, provoquant un recul de 11 % du revenu des ménages. Le chômage touche officiellement 12 % de la population active mais en réalité plus de 20 %. L’inflation atteint 13 % tandis que se sont multipliées les pénuries de produits de première nécessité : blé, pain, fioul, électricité, eau. L’économie égyptienne est prise en étau par l’explosion du déficit budgétaire, qui met en risque le système bancaire très exposé au secteur public, et par la crise de la balance des paiements (- 2,7 milliards de dollars à fin 2012) qui entraîne le retrait massif des capitaux étrangers et la dépréciation rapide de la livre (- 12 % depuis décembre 2012).
L’échec des islamistes succède ainsi à celui des militaires appuyés par l’Occident pour moderniser l’Égypte. Il renvoie aux quatre fléaux du monde arabe qui expliquent l’onde de choc révolutionnaire qui le parcourt : l’absence de démocratie, bloquée par les structures tribales, le nationalisme autoritaire des militaires et l’islamisme ; l’échec du décollage avec une croissance limitée à 2 % au cours de la décennie 2000 qui contraste avec le décollage de l’Amérique latine (4,5 %), de l’Afrique (5,5 %) et plus encore de l’Asie du sud-est (8,5 %) ; la trappe infernale de la pauvreté et des inégalités ; enfin la condition des femmes.
Pour autant, le soulèvement des Égyptiens est riche d’espoir. D’abord, il ne se réduit pas à un coup d’État militaire car c’est bien la société civile qui a pris l’initiative, témoignant, comme en Iran et en Turquie, de l’émergence d’une classe moyenne émancipée et d’une jeunesse urbaine éduquée qui refuse de céder à la peur et de se soumettre aux traditions. Ensuite, les militaires n’ont pas confisqué le pouvoir au sein d’une junte comme en Algérie après l’interruption des élections législatives de 1991, mais fait appel à Adli Mansour, président du Conseil constitutionnel, pour piloter la transition. Enfin, la révolte des Égyptiens est nationale et échappe à toute manipulation par des puissances extérieures, les États-Unis poursuivant leur mise à distance du Moyen-Orient, forts de leur retour programmé à l’indépendance énergétique grâce aux hydrocarbures non conventionnels.
Le risque majeur est celui de la division attisée par les salafistes et d’une guerre civile comparable à celle qui fit 150 000 morts en Algérie. Elle plongerait l’Égypte dans le chaos après l’Irak, la Libye et la Syrie, et achèverait la balkanisation du Proche-Orient tout en constituant une menace majeure pour Israël. Le destin de l’Égypte est avant tout entre les mains des Égyptiens qui doivent refuser de laisser confisquer leur révolution en préservant l’unité nationale, en endiguant la spirale de la radicalisation, en soutenant une société ouverte et un État de droit qui constitue le compagnon de route obligé du suffrage universel. Mais les démocraties occidentales doivent également s’engager de manière déterminée à leurs côtés pour aider à résoudre la crise économique et sociale. L’histoire est ouverte et l’islam, s’il n’est pas la solution, n’est pas tout le problème. En se libérant de l’hiver islamiste, la révolution égyptienne peut sauver les promesses nées du printemps arabe.
(Chronique parue dans Le Figaro du 08 juillet 2013)