Raymond Aron : penser et défendre la liberté
Il y a quarante ans, le 17 octobre 1983, Raymond Aron mourait d’un arrêt cardiaque à la sortie du Palais de justice, où il venait de témoigner en faveur de de Bertrand de Jouvenel, accusé de fascisme par Zeev Sternhell. Son dernier combat, mené au nom de la vérité historique sur la montée des totalitarismes dans les années 1930, est très symbolique d’une vie placée sous le double de la connaissance et de l’engagement au service de la liberté.
Raymond Aron, mort six ans avant la chute du mur de Berlin, n’a pas connu le dénouement de l’histoire du XXè siècle. Mais il a sauvé l’honneur des intellectuels français, en pensant les conditions historiques et politiques de la survie de la démocratie et en s’engageant pour la défendre face aux idéologies totalitaires. Il fut un grand savant, qui a exploré de multiples champs du savoir et s’est émancipé des clivages entre les disciplines pour comprendre les sociétés modernes et leurs tensions. Il joua le rôle de « professeur d’hygiène intellectuelle des Français », selon la formule de Claude Lévi-Strauss, à travers ses éditoriaux du Figaro et de L’Express. Au-delà de sa lucidité, il témoigna d’un courage admirable et paya sa clairvoyance et son combat pour la liberté – antimunichois, rallié de la première heure à la France Libre, hérault de la démocratie face à l’Union soviétique durant la guerre froide, avocat de l’indépendance de l’Algérie, critique du nihilisme des enragés de mai 1968, soutien des dissidents d’Europe de l’Est ou des réfugiés du Vietnam – d’une immense solitude et d’un long bannissement au sein des intellectuels français.
Si l’effondrement de l’empire soviétique a donné raison à Aron, les premières années du XXIè siècle, placées sous le signe de la mondialisation triomphante et de la foi dans l’avènement pour l’éternité de la démocratie, de l’économie de marché et de la paix, ont semblé cantonner sa pensée et ses enseignements au passé. Tout ceci n’était cependant qu’illusions, qui se sont fracassées sur les attentats du 11 septembre 2001 et le cycle des guerres perdues par les démocraties, sur le krach de 2008, sur la pandémie de Covid puis sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, qui a ouvert une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties. L’histoire est de retour, avec son cortège de guerres, de crises et de révolutions. La violence prolifère et se libère des institutions et des règles qui avaient été mises en place pour l’encadrer. La mondialisation se fragmente en blocs idéologiques et politiques Les démocraties se découvrent en grand péril, prises sous le feu croisé des tyrannies du XXIè siècle et des djihadismes à l’extérieur, des populismes et des fanatismes de l’identité à l’intérieur. Et dans ce moment critique pour la survie de la liberté, la pensée de Raymond Aron retrouve toute sa pertinence et son actualité.
Aron fut tout d’abord l’un des premiers à entrevoir le basculement vers l’histoire universelle, même s’il n’avait prévu ni la désintégration de l’Union soviétique, ni l’avènement du capitalisme mondialisé. Dès 1960, il l’avait définie comme une société humaine vivant une seule et même histoire, mais écartelée entre la multiplication des problèmes planétaires et la montée d’antagonismes irréductibles entre les peuples et les États. Or les tragédies du XXIè siècle découlent précisément des risques universels liés aux krachs, aux pandémies, à l’émergence du cybermonde et de l’intelligence artificielle, qui contrastent avec l’effondrement de la coopération internationale en raison du choc des ambitions de puissance.
Au moment où les démocraties sont en plein désarroi, Aron nous rappelle que la démocratie repose sur une fragile couche de civilisation qui peut être à tout moment emportée par la barbarie. Face à la multiplication des chocs sanitaire, énergétique, alimentaire, financier, technologique, climatique et stratégique, les démocraties doivent par conséquent réinventer leurs modèles en restaurant l’égalité entre les citoyens, en retissant la cohésion des nations, en reprenant confiance dans leurs institutions et dans leurs valeurs.
Simultanément, les nations libres découvrent qu’elles s’étaient bercées dans l’illusion d’une guerre impossible et d’une paix perpétuelle, alors que la paix est impossible et la guerre omniprésente. Il leur revient donc de nouer une nouvelle alliance, plus équilibrée entre les pôles nord-américain, européen et asiatique, pour contenir les empires autoritaires, en rétablissant une capacité de dissuasion militaire et technologique afin d’éviter d’avoir à recourir à la force. Elles sont confrontées au défi de se réarmer y compris sur le plan politique, intellectuel et moral, ce qui est particulièrement difficile pour l’Europe, qui avait renoncé aux armes au nom d’une vision chimérique de la paix assurée par le commerce et par le droit.
L’ultime enseignement d’Aron concerne le combat pour la liberté et sa conviction qu’il peut être gagné. La liberté politique est redevenue, depuis la guerre d’Ukraine, l’enjeu central de l’histoire du XXIè siècle. Les nations libres s’y engagent avec retard et difficulté, handicapées par leurs erreurs et par leur crise intérieure. Mais elles continuent à disposer de formidables ressources pour peu qu’elles arrivent à remobiliser et rassembler leurs citoyens, à refonder leur légitimité et à refaire leur unité. S’il est loin d’être gagné, ce combat n’est pas perdu comme l’a montré l’année 2022. Pour être tragique et sanglante, elle a prouvé que les tyrannies contemporaines n’étaient ni invincibles – avec la débâcle stratégique de la Russie de Vladimir Poutine – ni infaillibles – avec l’impasse de la stratégie zéro-Covid, le déclin démographique et la stagnation économique de la Chine de Xi Jinping. Dans le même temps, les nations libres, après un temps de sidération, ont fait front, sortant du déni et de la passivité. Face à l’ensauvagement du monde et au retour de menaces existentielles sur la démocratie, le courage et la détermination de Raymond Aron nous invitent à ne pas céder au désespoir et à combattre pour la dignité et la liberté des hommes : « Je crois, affirmait-il en juin 1939, à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent ». Tout est dit.
Nicolas Baverez |