Les démocraties, sur la défensive, devraient retrouver l’esprit du D-Day : volonté, défense des libertés et acte de foi.
Le D-Day symbolise, aux côtés de la bataille de Stalingrad, la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie ; le débarquement de Normandie constitua également le socle de l’alliance entre les États-Unis et l’Europe durant la guerre froide et de leur résistance à la poussée soviétique. Soixante-dix ans après, les démocraties se trouvent dans une situation singulière et dangereuse. Les totalitarismes du XXe siècle sont morts et ne subsistent qu’à titre de reliques momifiées en Corée du Nord, à Cuba ou au Venezuela. Mais les guerres, les crises et les révolutions, désormais mues par le nationalisme et la religion, sont de retour, renouvelant les risques de déstabilisation intérieure et les menaces extérieures. Et, comme dans les années 1930, les démocraties abordent cette nouvelle ère de tous les dangers avec un triple déficit de leadership, de stratégie et de solidarité.
L’unité de façade imposée entre les grands pôles de la mondialisation par le choc déflationniste de 2008 a masqué la résurgence des tensions géopolitiques. Elles explosent aujourd’hui, remettant en question le paradigme de sécurité dans trois régions décisives. L’Asie tout d’abord, avec le basculement de la Chine d’un développement pacifique vers une volonté d’hégémonie qui s’abrite sous la doctrine de l’Asie aux Asiatiques, c’est-à-dire à la Chine, tout en cherchant à former un axe anti-occidental avec Moscou. L’objectif consiste à évincer progressivement les États-Unis du Pacifique, avec pour première étape la soumission du Japon. L’Europe ensuite, avec le renouveau de la Russie impériale qui entend remodeler la carte de l’après-guerre froide en plaçant sous l’autorité de Moscou l’ensemble des peuples et des territoires russophones et orthodoxes. Le Moyen-Orient enfin, avec une guerre de Trente Ans entre chiites et sunnites qui croise le renversement d’alliance entre les États-Unis et l’Iran, le rapprochement de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et d’Israël contre la dynamique du printemps arabe, enfin la dérive autocratique et sectaire de la Turquie d’Erdogan.
Dans le même temps, les démocraties sont confrontées à de graves difficultés intérieures. La plus grave crise du capitalisme depuis la Grande dépression des années 1930, si elle a été gérée de manière à éviter une déflation mondiale, laisse des plaies béantes qui seront longues à cicatriser : dettes publiques de 110 % du PIB, chômage de masse, paupérisation et polarisation des revenus, risques de choc financier avec la reconstitution des bulles spéculatives favorisées par la politique expansionniste des banques centrales. À moyen terme, la classe moyenne, socle des nations libres, pourrait être broyée par la faiblesse persistante de la croissance, la révolution numérique et la remise en question des États-providence. Ceci explique l’élargissement de la crise économique et sociale en crise politique, avec un malaise identitaire et un doute croissant sur la légitimité et l’efficacité des institutions démocratiques. Les partis populistes s’engouffrent dans cette brèche, aggravant les maux qu’ils dénoncent comme l’ont montré les européennes.
Les démocraties sont sur la défensive, agissant trop peu et trop tard face aux menaces géopolitiques comme elles le firent face à la crise financière et bancaire. Elles souffrent d’un déficit de leadership et d’une exaspération profonde des opinions face aux conséquences de la crise et à la timidité de la reprise. Elles sont ligotées par l’héritage des guerres perdues d’Irak et d’Afghanistan, qui débouche sur une aversion radicale envers le recours à la force armée, y compris lorsqu’elle serait nécessaire, et sur la poursuite du désarmement suicidaire de l’Europe. Cédant à la dynamique de la peur, elles se replient sur elles-mêmes et font étalage, face à la Chine, à la Russie ou à l’Iran, de leur désunion. Un double fossé se creuse entre les deux rives de l’Atlantique mais aussi en Europe où s’opposent le Nord austère et le Sud solidaire, l’Est et l’Ouest sur la stratégie de sécurité et la réaction à l’expansionnisme russe.
Le D-Day demeure une date clé de l’histoire des démocraties, qui cumule l’exploit militaire, la volonté politique, l’acte de foi dans la liberté des hommes et des nations. La configuration du XXIe siècle n’a rien à voir avec celle de la Seconde Guerre mondiale. Mais les démocraties doivent retrouver l’esprit du Débarquement. Les dividendes de la paix, après la chute du Mur, ont nourri les illusions sur la fin de l’histoire et des crises. Les démocraties, prises sous le feu croisé des ambitions impériales et des populismes, doivent se réinventer. Au plan occidental, la priorité consiste à réaffirmer la solidarité, les engagements de sécurité collective mais plus encore l’adhésion à des valeurs communes : liberté, État de droit, économie de marché, respect de la dignité des hommes et des femmes partout dans le monde.
(Chronique parue dans Le Figaro du 09 juin 2014)