S’il faut combattre le terrorisme et la barbarie, la lutte ne peut s’affranchir des valeurs de la démocratie.
Le terrible attentat contre Charlie Hebdo constitue une attaque frontale contre la liberté d’expression. Mais les assassins n’ont pas ciblé uniquement le symbole par excellence de la liberté de la presse ; ils ont visé au cœur les valeurs de la République.
L’acte terroriste le plus grave depuis la guerre d’Algérie marque ainsi une rupture historique. Il n’est pas une surprise, venant après les bombes de Boston aux États-Unis, la prise d’otages de Sydney en Australie, les tirs du Parlement d’Ottawa au Canada ou le massacre de Peshawar au Pakistan. Mais il brise le déni sur la menace islamiste et l’illusoire sentiment de sécurité dans lequel se bercent à tort la France et l’Europe. Tout comme les frappes contre les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001, le carnage de Charlie Hebdo nous renvoie à la réalité d’une histoire violente et tragique. La France est en guerre non pas avec l’islam, mais avec le fondamentalisme islamique. Elle est en guerre en Afrique et au Moyen-Orient, face à la constellation terroriste qui se déploie du Nigeria, avec Boko Haram, jusqu’aux talibans, en passant par Aqmi et les ex-GIA, les shebabs, le Hamas et le Hezbollah, Daech et Al-Qaeda. Elle est en guerre sur son territoire national avec une minorité de ses citoyens dévorés par la haine et le fanatisme du djihad.
Dans sa brutalité, la tuerie de Charlie Hebdo éclaire la grande transformation historique dont elle est le fruit diabolique. Le XXe siècle fut dominé par la lutte à mort entre la démocratie et les idéologies enfantées par la Grande Guerre : le fascisme et le nazisme, qui furent défaits militairement en 1945 ; le soviétisme, qui se décomposa en 1989. Leur effondrement, loin de déboucher sur le règne de la démocratie de marché faussement célébré par Francis Fukuyama, a libéré les passions nationalistes et surtout religieuses dont Alexis de Tocqueville soulignait à juste titre la puissance inégalée : « Il n’y a au monde que le patriotisme et la religion qui puissent faire marcher pendant longtemps vers un même but l’universalité des citoyens. »
Quatre moments clés ont rythmé la résurgence de l’islamisme. Dès 1979, la révolution iranienne ouvrit une nouvelle ère en restaurant la théocratie. En 2001, les attentats du 11 Septembre déclenchèrent un cycle de guerres en chaîne, où la religion joue un rôle central sur un front interne à l’islam, entre sunnites et chiites, et sur un front externe, avec le djihad contre l’Occident. A partir de 2001, l’échec des révolutions musulmanes – à la seule exception de la Tunisie – a conduit soit à la restauration de pouvoirs autoritaires comme en Egypte, soit au chaos comme en Libye ou en Syrie. Daech s’est alors engouffré dans l’espace ouvert par l’effondrement des régimes autoritaires, les défaites militaires des États-Unis en Irak et en Afghanistan et leur retrait du Moyen-Orient, avec pour ambition de redonner vie au califat en prenant le contrôle de vastes territoires, de populations entières, de capacités de production pétrolière et de moyens militaires permettant la conduite d’opérations complexes.
Le terrorisme islamique mute et se diversifie en même temps qu’il se propage. Il n’est plus seulement une menace asymétrique. Il est un acteur stratégique à la fois intérieur et extérieur qui couvre tout le spectre de la violence, depuis Daech jusqu’aux loups solitaires comme Mohammed Merah, mobilisant aussi bien des organisations étatiques que des individus en mal de repères qui basculent de la marginalité vers la radicalisation. Avec pour moteur le djihad, qui se traduit par l’extermination ou l’exil des chrétiens d’Orient, par l’engagement d’une guerre de Trente Ans entre sunnites et chiites, par l’installation d’une spirale de peur, de haine et de violence au sein des démocraties. Avec pour instrument de propagande une ascension aux extrêmes de la violence, mondialisée à travers les réseaux sociaux.
Dans ce combat, la France et l’Europe sont en première ligne, même si elles se refusent à l’admettre. Aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni, la France est une cible prioritaire compte tenu de son histoire, de ses valeurs, de ses engagements et de sa forte minorité musulmane. Or la sous-estimation de la menace et l’absence de stratégie pour lui faire face ont laissé le champ libre à deux attitudes irresponsables. Le lâche renoncement avec l’abandon de pans entiers du territoire et de la population aux communautarismes et aux extrémistes, ce qui se traduit par la mise en place de sociétés et d’institutions parallèles (aides sociales, éducation, statut de la femme, application de la charia…). Le déchaînement des passions xénophobes et l’amalgame entre arabité, islam et terrorisme. Ainsi, l’Occident s’est divisé entre les États-Unis, aspirés par une dérive militariste et liberticide durant l’administration Bush, et l’angélisme d’une Europe qui tend le cou aux égorgeurs. Au total, la faiblesse est aussi grande face à l’islamisme que face à l’islamophobie.
La France est exemplaire des incohérences et de la schizophrénie de l’Occident vis-à-vis de l’islam. Elle a renoncé à l’intégration du fait de la faillite de son système éducatif, de l’installation d’un chômage de masse, d’une société de castes parfaitement bloquée et fondée sur des discriminations systématiques. Elle s’est résignée face aux dérives communautaires et à la radicalisation d’une partie de sa jeunesse. Elle laisse renaître et prospérer l’antisémitisme, qui contraint de plus en plus de ses citoyens juifs à s’exiler en Israël. Elle est surexposée au plan stratégique avec la multiplication d’engagements militaires qu’elle n’a plus les moyens de soutenir dans la durée ni opérationnellement, ni financièrement, ni politiquement.
À terme, l’islamisme perdra, car il n’est qu’un nihilisme fondé sur l’idolâtrie de la violence, sans projet politique, économique et social crédible. Et ce d’autant qu’il débouche désormais sur une guerre civile interne à l’islam et qu’il se retourne contre ses riches parrains et ses promoteurs : l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Iran ou le Pakistan. La décision se fera au sein du monde arabo-musulman. Mais le résultat et la durée de cette guerre d’usure entre modération et violence dépendront beaucoup des sociétés développées, notamment de l’Europe.
Le moment est à l’union nationale. Mais, dès le lendemain du deuil, la France comme l’Europe devront définir une stratégie cohérente face l’islam, à la lumière des actes terroristes qui les visent comme de la montée des passions xénophobes et islamophobes que portent les forces populistes ou les manifestations de Pegida en Allemagne. Le temps de la complaisance face aux extrémistes est révolu : une nouvelle ligne politique, policière et pénale beaucoup plus rigoureuse doit être mise en place afin de prévenir la radicalisation et de réprimer les dérives violentes. Un réinvestissement massif doit être effectué en matière de sécurité et de défense, qui donne une priorité au renseignement ainsi qu’aux capacités de surveillance et d’action cybernétiques : il faut mettre fin à la cannibalisation de l’État régalien par l’État providence et revenir sur les coupes sombres dans les crédits et les effectifs des forces de sécurité et de défense. Une stratégie commune de lutte contre le terrorisme doit être mise en place et appliquée en Europe, mais aussi avec les États du Maghreb et du Moyen-Orient. Dans le même temps, il est impératif de remettre en ordre de marche le système éducatif, qui constitue le levier premier de l’intégration, de libéraliser les marchés du travail pour réduire le chômage permanent et de lutter contre les discriminations.
À l’inverse de la désastreuse embardée des États-Unis, qui sont allés jusqu’à légaliser la torture après les attentats du 11 Septembre, nous devons combattre la violence sans renoncer aux principes et aux règles de l’État de droit. Quelle que soit l’horreur du terrorisme, la lutte contre la barbarie ne peut s’affranchir des valeurs de la démocratie. C’est bien la liberté qui est l’arme fatale contre les ennemis de la liberté.
Chronique parue dans Le Point du 10 janvier 2015)