Lee Kuan Yew, père de la nation singapourienne, était aussi l’homme du sursaut asiatique face à l’Occident.
Rien ne prédestinait Singapour à devenir le laboratoire du décollage économique de l’Asie et à s’affirmer comme l’une des métropoles qui structurent la mondialisation.
En 1959, lorsque Singapour se voit dotée d’une Constitution après que l’indépendance de la Malaisie a été proclamée en 1957, l’île se réduit à un modeste entrepôt, dont l’essentiel de l’activité dépend de la base navale britannique. Son territoire étriqué de 620 kilomètres carrés abrite une population hétérogène de 1,6 million d’habitants. Déchirée par de fortes tensions ethniques et religieuses, elle n’est unie que par la pauvreté, avec une richesse qui plafonne à 450 dollars par personne et par an.
En 2015, un demi-siècle après son indépendance, Singapour dispose du revenu par habitant (55 000 dollars) le plus élevé du monde avec le Luxembourg et le Qatar. Le chômage ne dépasse pas 2 % de la population active et 90 % des ménages sont propriétaires de leur logement. L’excédent commercial atteint plus de 20 % du PIB. Le solde budgétaire est largement positif malgré des recettes publiques limitées à 16,5 % du PIB et la dette extérieure nulle. La cité-État aimante les capitaux et les talents internationaux en s’affirmant comme le territoire le plus compétitif du globe. Elle cumule une qualité de vie et d’infrastructures inégalée, une forte cohésion sociale et nationale, le système éducatif le plus performant de la planète, le niveau de corruption et de criminalité le plus faible au monde.
Ce miracle a un nom : Lee Kuan Yew. Ses obsèques, célébrées dimanche dernier en présence de nombreux chefs d’État et de gouvernement d’Asie, ont rendu justice à un homme d’État d’une envergure exceptionnelle, dont l’empreinte déborde largement Singapour. Le génie de Lee Kuan Yew, né en 1923 dans une famille chinoise de la classe moyenne, formé à la London School of Economics et à Cambridge, consista à acclimater les inventions de l’Occident – l’État-nation, le droit, le marché, les sciences et les technologies – au sein des sociétés et des cultures asiatiques. Avec pour objectif de démontrer que l’Asie pouvait rivaliser avec les États-Unis et l’Europe sur le terrain économique, tout comme le Japon l’avait fait sur le terrain militaire face à la Russie dès 1905. Confronté en 1965 à une situation presque désespérée à la suite de l’exclusion de Singapour de la Fédération de Malaisie, Lee Kuan Yew donna la priorité à la construction d’une nation. L’île ne disposait ni d’une population homogène puisque s’y côtoyaient des communautés chinoise, malaise et indienne que tout opposait, ni d’une langue ou d’une culture communes, ni de frontières naturelles. La nation singapourienne fut dès lors fondée sur un projet politique et sur le choix de l’anglais comme langue officielle. L’île ne pouvait compter sur aucune ressource naturelle. Elle s’inventa comme le pont entre l’Occident et l’Asie, misant sur sa capacité à attirer les entreprises, les investisseurs, les entrepreneurs et les cerveaux. Avec pour résultat une croissance moyenne de près de 7 % par an depuis 1965. La réussite de Singapour, passée du tiers-monde à la frontière technologique avancée du XXIe siècle, s’explique par le mariage de quelques principes stratégiques avec une grande flexibilité de son modèle économique.
Les choix fondamentaux arrêtés par Lee Kuan Yew dès les années 60 n’ont pas varié : l’économie de marché et la liberté d’entreprendre ; le libre-échange et l’ouverture qui permet d’accueillir plus de 3 000 multinationales ; le primat du capital humain qui se traduit par l’investissement massif dans l’éducation et la santé, ainsi que par le recours à une immigration tournée vers les hauts potentiels ; la protection de l’environnement et du cadre de vie au sein d’une ville-jardin qui privilégie la soutenabilité de son développement ; un État fort, dont l’indépendance et la probité sont garantis par l’alignement des rémunérations et des carrières des fonctionnaires sur celles du secteur privé ; la revendication des valeurs asiatiques qui font de Singapour non pas une dictature mais une démocratie éclairée où les marges de liberté de la société et de l’opposition politique sont strictement contrôlées.
Ces principes vont de pair avec une capacité de réforme permanente. Depuis les années 60, le modèle économique n’a cessé d’évoluer. Au départ, il fut centré sur l’articulation du port avec trois industries : le bâtiment, la construction et le raffinage. À partir des années 70 furent développées l’électronique, l’informatique, la chimie et la pharmacie. Au cours des décennies suivantes apparurent le hub aérien et la place financière. À partir de la fin du XXe siècle, la montée des salaires et la crise asiatique mirent en lumière les limites du modèle centré sur l’industrie et le Pacifique. Singapour s’est alors redéployée comme un centre de services mondial à très haute valeur ajoutée – de la finance à la médecine en passant par le numérique ou l’enseignement supérieur -, développant sa marque à grand renfort de gestes architecturaux ou d’événements sportifs et culturels planétaires. L’héritage de Lee Kuan Yew ne se limite pas à la création de la nation singapourienne et à ses Cinquante Glorieuses. Il a joué un rôle clé dans l’émergence de l’Asie-Pacifique. D’abord, on lui doit l’invention des fonds souverains. Le premier, Temasek, fut créé en 1974 comme le bras armé du ministère des Finances pour gérer ses participations, qui représentent aujourd’hui plus de 200 milliards de dollars. Le second, GIC, fut fondé en 1981 afin d’investir à l’étranger et dans une optique de long terme les réserves de change : il totalise aujourd’hui 350 milliards de dollars d’actifs. Ensuite, l’homme fort de Singapour devint à partir de 1967 l’animateur en coulisses de l’Asean qu’il a convertie au libre échange avant de promouvoir les accords commerciaux avec l’Europe et les États-Unis ; ils servent aujourd’hui de normes pour organiser les échanges entre les blocs régionaux qui structurent l’économie mondialisée. Enfin, Lee Kuan Yew fut l’inspirateur des Trente Glorieuses chinoises, dont Deng Xiaoping fut le père. C’est en effet à Singapour que Deng vint en 1978, alors même que la cité-État ne reconnaissait pas la Chine populaire, préparer les quatre modernisations.
Le destin prodigieux de Lee Kuan Yew rappelle à tous que l’Histoire ne se noue pas seulement au croisement des configurations géopolitiques et des forces économiques ou sociales, mais qu’elle est aussi façonnée par l’action des hommes d’État, dont la vision, la volonté et le coup d’oeil déjouent les déterminismes. Grâce à lui, un minuscule comptoir britannique, dont le seul atout était sa situation exceptionnelle à l’embouchure du détroit de Malacca, est devenu l’un des lieux où s’est inventé le XXIe siècle : l’universalisation du capitalisme et son basculement vers l’Asie-Pacifique ; l’évolution vers un monde multipolaire ; la confrontation de cultures, d’institutions et de valeurs irréductiblement différentes mais qui ne sont pas nécessairement vouées à s’opposer par les armes. Le défi que laisse Lee Kuan Yew à son fils Lee Hsien Loong comme à la nouvelle génération des dirigeants asiatiques est limpide. Singapour, sous son autorité, fut le laboratoire de la modernisation économique de l’Asie-Pacifique au XXe siècle. Sera-t-elle, au XXIe, celui de la libéralisation politique indispensable pour l’innovation comme pour répondre aux aspirations des nouvelles classes moyennes du Sud ?
Chronique parue dans Le Point du 2 avril 2015)