À l’âge de l’histoire universelle, la formule de sir Raleigh n’a jamais été plus exacte, selon laquelle « Qui commande la mer commande le commerce ; qui commande le commerce commande les riches ; et qui commande les riches commande le monde ».
Ce n’est plus la Méditerranée, comme au temps de l’Empire romain, mais l’océan tout entier qui constitue aujourd’hui la Mare Nostrum d’une humanité entrée dans l’ère de la mondialisation.
En 2020, 70 % de la population mondiale vivra à moins de 60 kilomètres des côtes. La mondialisation n’est plus dominée par une ville-monde, comme le furent Gènes, Venise, Séville, Amsterdam ou Londres au cours des siècles passés, mais par un réseau de mégalopoles : Los Angeles, San Francisco, New York, Londres, Dubaï, Mumbai, Singapour, Hongkong, Shanghai ou Kobe, rejointes par Rio de Janeiro, Lagos,
Istanbul ou Djakarta. Toutes ces cités géantes sont d’abord des ports. Elles bénéficient à plein du mouvement de polarisation qui concentre en leur sein les hommes, les richesses, les technologies, les centres de décision. Elles accompagnent le basculement du capitalisme à l’est et au sud, le Pacifique et l’océan Indien prenant le pas sur l’Atlantique Nord.
La mer s’affirme ainsi comme une infrastructure essentielle du XXIe siècle. Elle assure 80 % des transports de marchandises en volume -soit plus de 10 milliards de tonnes par an – et 70 % en valeur, ce qui justifie des investissements gigantesques comme le creusement d’un second canal de Panama. Alors que les ressources terrestres tendent à s’épuiser, elle constitue un formidable réservoir d’énergies renouvelables et de matières premières. Les fonds marins recèlent 22 % des réserves prouvées de pétrole et 37 % de celles de gaz ainsi que d’immenses gisements de métaux et de terres rares contenus dans les nodules polymétalliques et les encroûtements. Près de 3 milliards d’hommes dépendent des ressources halieutiques pour leur alimentation. La mer est aussi indissociable du tourisme qui génère un chiffre d’affaires de 1 245 milliards de dollars, soit 9 % du PIB mondial. Surtout, les océans jouent un rôle irremplaçable dans la régulation de la terre et de son atmosphère puisqu’ils absorbent 90 % de la chaleur produite et un tiers des émissions de carbone.
La mer n’a jamais été aussi menacée alors qu’elle n’a jamais été aussi décisive pour l’humanité. Elle concentre les risques planétaires qui sont le propre de notre époque. Risques démographiques puisqu’elle voit transiter l’immense majorité des quelque 60 millions de réfugiés et de déplacés dans le monde, à l’instar des 500 000 migrants attendus en Europe en 2015. Risques industriels avec le développement des activités off-shore, illustrés par l’explosion de la plateforme Deepwater de BP dans le golfe du Mexique. Risques climatiques avec le réchauffement et l’acidification des mers, indissociables de la multiplication des événements extrêmes, de la diminution drastique de la biodiversité, de la fragilisation des récifs et de la disparition des coraux. Risques de pollution avec l’apparition, au large d’Hawaï, d’un sixième continent de déchets et de plastiques, le Pacific Garbage Patch. Risques sécuritaires puisque les mers n’ont plus été aussi dangereuses depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale du fait de la piraterie et de la criminalité : en 2014, plus de 5 200 marins ont été attaqués et 500 pris en otages en Asie du Sud et dans le golfe de Guinée. Risques stratégiques avec, d’une part, la volonté des États de territorialiser les mers pour capter leurs richesses, sécuriser leurs voies d’approvisionnement et contrôler leurs approches, à l’image des revendications sur l’Arctique ou de la course aux flottes de haute mer en Asie et, d’autre part, l’utilisation croissante des espaces maritimes par le terrorisme.
La mer est ainsi l’espace économique et stratégique le plus disputé avec le cyberespace. Elle se trouve logiquement au cœur de la stratégie de la puissance ascendante, la Chine. Le livre blanc de la défense publié en mai 2015 place au premier rang des priorités le contrôle de la mer de Chine et des accès au Pacifique, la sécurité des intérêts outre-mer dans l’énergie et les matières premières, la protection des voies maritimes, ce qui se traduit par la construction d’une marine aux moyens d’action planétaires. Le lancement du projet de Nouvelle route de la soie maritime en direction des pays de l’Asean entend faire pièce au Pacte transatlantique promu par les États-Unis comme à l’influence de l’Inde. La nouvelle zone franche de Shanghai est érigée en fer de lance de l’internationalisation du yuan. Les ambitions maritimes de Pékin, symbolisées par la construction de plus de 800 hectares d’îlots artificiels dans les derniers mois, ne manquent pas de susciter une inquiétude croissante du Japon, dont le livre blanc de la défense publié le 21 juillet se donne pour objectif l’endiguement de la Chine, mais aussi du Vietnam, des Philippines et de la Malaisie.
Force est de constater que les principes de la liberté de la haute mer qui représente 64 % de la surface des océans comme du droit de la mer organisé autour des eaux territoriales et des zones économiques exclusives par la Convention de Montego Bay en 1982 sont aujourd’hui caducs. Ils sont mis en échec par la prolifération de la violence, par l’extension de la pollution, par les ambitions territoriales des États.
Voilà pourquoi la mer de res nullius doit être érigée en bien commun de l’humanité. Voilà pourquoi elle doit devenir le laboratoire d’une nouvelle gouvernance de la mondialisation, qui articule les projets de développement durable portés par les acteurs économiques, l’intervention des États et la mobilisation de la communauté internationale. Autour de six objectifs : négocier dans le cadre de l’ONU un statut de protection des océans tout en réaffirmant le statut international de l’Arctique et de l’Antarctique ; restaurer la sécurité et la protection de la haute mer par un système de surveillance global ; étendre les espaces protégés qui ne représentent que 1 % des océans ; interdire les rejets de polluants et de déchets plastiques et chimiques ; réguler la pêche et promouvoir une aquaculture raisonnée ; soutenir l’innovation pour exploiter de manière sûre et durable les ressources des mers. Dans la mondialisation, aucun territoire ne peut prétendre s’ériger en île. Mais il n’est pas de terre qui puisse survivre sans la mer.
(Chronique parue dans Le Figaro du 27 juillet 2015)