Au lieu d’occulter la transformation numérique ou d’exacerber l’anxiété qu’elle suscite à des fins démagogiques, mieux vaut la penser et s’y adapter.
La grande peur inspirée par la révolution numérique constitue, avec le rejet de la mondialisation et de l’immigration, l’une des causes majeures de la poussée du populisme dans les démocraties développées. Face à la montée en puissance de l’ère des données et de l’intelligence artificielle, deux tentations se font jour. La première consiste à les ignorer faute d’avoir le courage de porter les changements radicaux qu’elles impliquent. La seconde tend à les diaboliser jusqu’à prédire la fin de l’humanité, éliminée par les robots. Les cruelles désillusions nées du mythe de la fin de l’histoire popularisé par Francis Fukuyama après la chute du soviétisme devraient pourtant inciter à la prudence. Au lieu d’occulter la transformation numérique ou d’exacerber l’anxiété qu’elle suscite à des fins démagogiques, mieux vaut la penser et s’y adapter !
L’émergence de l’intelligence artificielle se situe au confluent de trois ruptures technologiques : l’augmentation des puissances de calcul ; le stockage et le traitement de masse des données ; la complexification des algorithmes. Il est bien vrai que cette révolution technologique se distingue des précédentes, liées à la machine à vapeur, au moteur à explosion, à l’électricité ou à l’ordinateur. Sa vitesse de diffusion est beaucoup plus rapide puisque en une décennie, 4,5 des 7,6 milliards d’hommes sont devenus des utilisateurs d’Internet et du téléphone mobile. Par ailleurs, tous les secteurs d’activité, tous les métiers – y compris les plus qualifiés – , toutes les fonctions économiques sont affectés, de la production à la consommation en passant par l’épargne. Enfin, le rapport de l’homme à la machine est profondément changé car le robot n’est plus seulement le prolongement ou le concurrent de l’homme mais son remplaçant ; il ne se contente plus d’exécuter, il peut apprendre, concevoir et ainsi dépasser l’homme.
La révolution numérique ne doit en aucun cas être sous-estimée. Elle bouleverse le travail, déstabilisant le salariat et favorisant les indépendants. Elle fait émerger des entreprises-plateformes qui renversent les chaînes de valeur en se concentrant sur la gestion des données sans pour autant produire les biens et les services qu’elles commercialisent. Elle s’émancipe des territoires et de la souveraineté des États, contournant les régulations, les systèmes fiscaux et la protection sociale. Elle concentre le pouvoir économique mais aussi politique entre les mains de ceux qui contrôlent et exploitent les données. Déjà naissent les premières mobilisations contre le numérique à travers la révolte des maires contre Airbnb ou la mobilisation des chauffeurs d’Uber, de la Californie à l’Europe, pour obtenir la requalification de leur activité en contrat de salarié.
Faut-il en conclure pour autant à la disparition fatale du travail, de la protection sociale et de la démocratie et donner raison à Georges Bernanos qui, dès 1946, dans La France contre les robots, rappelait qu’ « un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté ». En réalité non. À la condition que la révolution numérique, comme toute technique, reste cantonnée dans l’ordre des moyens et ne soit pas érigée en fin.
L’ère digitale transformera profondément non seulement la nature et la localisation des activités et des emplois mais aussi les modes de vie et le gouvernement des hommes. Elle va redessiner la hiérarchie entre les individus, les entreprises, les nations et les continents. Le choix pour chacun sera d’être acteur du changement ou de subir au risque de se trouver marginalisé. Or l’exode rural, la constitution des classes moyennes, l’émergence d’une société de services ont montré par le passé qu’il était possible d’anticiper et d’accompagner des changements majeurs de modèles économiques, sociaux, culturels et politiques.
La révolution numérique offre une chance exceptionnelle de relocaliser une partie de la production et de l’emploi dans les pays développés, les gains de productivité initiés par la robotisation permettant de restaurer leur compétitivité. D’où la nécessité d’encourager la recherche – en particulier publique, alors qu’elle tend à diminuer dans les pays de l’OCDE au moment où elle explose en Asie – , l’innovation et la robotisation, au lieu de prétendre les freiner par des réglementations malthusiennes ou des taxes. D’où l’importance de fixer un cadre juridique et éthique pour la propriété, le stockage et le traitement des données et pour la bonne utilisation de l’intelligence artificielle, notamment dans les domaines clés de l’éducation, de la santé, de la sécurité et de la défense. La révolution numérique est donc indissociable d’une régulation puissante, qui suppose de solides capacités d’expertise publiques pour évaluer les algorithmes et prévenir leur biais.
Le travail ne disparaîtra pas, mais il va muter et se redéployer en fonction des nouveaux besoins économiques et sociaux. Aussi est-il indispensable d’engager un formidable effort d’éducation et de formation tout au long de la vie pour permettre aux hommes d’interagir efficacement avec les robots. De même, le crépuscule du salariat n’est pas imminent. Mais le contrat de travail devra évoluer, car il ne pourra plus être fondé sur le lien hiérarchique et le modèle de l’emploi à vie. La protection sociale, au lieu d’être structurée selon des catégories administratives, a également vocation à être réorganisée autour de comptes individuels et de droits portables.
La révolution numérique peut donc être mise au service de la réconciliation des citoyens des pays développés avec l’idée de progrès si elle est pilotée et si ses bénéfices sont équitablement répartis. Les hommes peuvent vivre et travailler avec les robots sans sacrifier leur liberté s’ils préservent leurs droits sur les données et s’ils conservent le pouvoir sur l’intelligence artificielle.
(Chronique parue dans Le Figaro du 03 avril 2017)