Pourquoi la structure intellectuelle élaborée par Raymond Aron pour comprendre et dépasser les crises de son siècle reste d’une brûlante actualité.
Il y a trente-cinq ans, Raymond Aron s’effondrait, victime d’un arrêt cardiaque, à la sortie du palais de justice où il avait témoigné en faveur de Bertrand de Jouvenel, qualifié à tort de fasciste par Zeev Sternhell. Non seulement il était resté fidèle au projet intellectuel qu’il s’était fixé en 1930 d’éclairer l’histoire du XXe siècle, mais il avait sauvé l’honneur des intellectuels français. D’abord à Londres, dans les rangs de la France libre ; puis au cœur de la guerre froide, face aux compagnons de route du stalinisme. Mais, si Aron est aujourd’hui reconnu comme l’un des analystes les plus pénétrants du siècle des idéologies, reste-t-il pertinent pour appréhender celui de la mondialisation ?
Le XXIe siècle paraît très éloigné du temps de la guerre froide et de la société industrielle. L’Union soviétique s’est effondrée. Le monde bipolaire verrouillé par la dissuasion nucléaire a cédé la place à une configuration multipolaire hautement instable où se multiplient les guerres sans fin. Le leadership des Etats-Unis est ouvertement contesté par la Chine. Le capitalisme est devenu universel tout en voyant son centre de gravité basculer de l’Atlantique vers le Pacifique. Trois cycles historiques majeurs s’achèvent qui composèrent l’environnement des travaux d’Aron : la suprématie de l’Occident, qui contrôlait l’histoire du monde depuis les grandes découvertes de la fin du XVe siècle ; le leadership de la république impériale des États-Unis, qui s’était imposé depuis 1917 ; l’ordre mondial mis en place en 1945 pour éviter la reproduction des catastrophes des années 1930. Paradoxalement, ce sont ces grandes transformations qui donnent son actualité à la pensée de Raymond Aron.
L’âge de l’histoire universelle. Aron fut l’un des premiers à imaginer le dépassement de la guerre froide par la mondialisation, notion qu’il utilisa dès 1969. Les trois dialectiques qu’il plaçait au cœur des sociétés modernes touchant l’égalité, la socialisation et l’universalité sont toujours à l’œuvre, mais fonctionnent différemment. La lutte des classes de la société industrielle s’est déplacée pour opposer la partie de la population qui participe à la mondialisation et celle qui reste ancrée dans des activités ou des territoires en déshérence. La socialisation bute contre la mondialisation et la révolution numérique, qui atomisent les classes moyennes, sans que l’éducation parvienne à répondre aux défis multiples de l’intégration. Et, si l’Histoire devient universelle, elle est très loin d’être pacifique, traversée qu’elle est par les conflits qui naissent du retour en force des passions nationalistes, du fanatisme religieux et des ambitions de puissance. Ni les hommes ni les États n’ont dit adieu aux armes.
« History is again on the move. » Aron aimait citer cette formule d’Arnold Toynbee qui rappelle que l’Histoire n’est ni linéaire ni continue. Son originalité parmi les intellectuels français du XXe siècle consiste à avoir été le premier à comprendre et à tirer toutes les conséquences des ruptures historiques : la victoire du nazisme et l’émergence des totalitarismes dans les années 1930 ; la nécessité de poursuivre la guerre après la débâcle de 1940 ; le déclenchement de la guerre froide par Staline après 1945 ; la fin des empires coloniaux européens. Le début du XXIe siècle marque de nouveau une brutale accélération de l’Histoire. Face aux révolutions du XXIe siècle, Raymond Aron nous rappelle que « les hommes font leur Histoire même s’ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». Il nous faut imaginer des solutions originales pour favoriser une croissance soutenable et inclusive, stabiliser le capitalisme universel, gérer de manière coopérative les risques globaux, encadrer la violence.
La crise de la démocratie. Comme tous les hommes de sa génération, Raymond Aron fut marqué au fer rouge par la catastrophe des années 1930. Or nous vivons la crise de la démocratie la plus sérieuse depuis l’entre-deux-guerres. Les nations libres sont prises sous le feu croisé des menaces stratégiques émanant du djihadisme et des démocratures, ainsi que des populismes, qui la détruisent de l’intérieur. La sagesse de Raymond Aron peut aider les démocraties à surmonter cette épreuve. Il nous rappelle que leur crise n’est pas sans précédent et que la liberté politique est fragile. Elle est née dans l’Europe des Lumières, au croisement de l’affirmation des États-nations et de la naissance du capitalisme, et juxtapose des principes parfois contradictoires. Elle ne survit que par l’engagement des hommes et leur volonté de la défendre. La démocratie doit donc régulièrement se réinventer pour adapter ses institutions et ses mœurs aux changements historiques.
La méthode et l’éthique du spectateur engagé. Raymond Aron nous a légué une méthode pour comprendre et agir dans l’Histoire. Il procédait en quatre temps : établissement des faits ; analyse ; interprétation ; jugement. Il conservait le souci constant de ne pas se contenter de dénoncer mais de se placer du point de vue des contraintes de l’action. Cette approche réaliste et responsable constitue aujourd’hui le meilleur antidote aux fake news et aux passions populistes. La posture d’Aron mêle la démarche du savant et l’engagement du combattant au service de la liberté. C’est exactement celle qu’exige notre temps.
La survie de la liberté politique sera l’enjeu central du XXIe siècle. Dans ce moment critique de notre Histoire, le message ultime d’Aron nous invite à l’optimisme et à l’espoir. À quelques mois de sa disparition, au cœur de la dernière crise de la guerre froide et six ans avant la chute du mur de Berlin, il concluait ses Mémoires en ces termes : « Je ne veux pas céder au découragement. Les régimes pour lesquels j’ai plaidé et dans lesquels certains ne voient plus qu’un camouflage de pouvoir, par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents ; mais, tant qu’ils resteront libres, ils garderont des ressources insoupçonnées. »
(Chronique parue dans Le Point du 18 octobre 2018)