Même si elle traverse une crise sans précédent, l’Alliance conserve de nombreux atouts et une importance indiscutable.
Le général de Gaulle, le 13 octobre 1965, confiait à Alain Peyrefitte : « L’Alliance cessera d’exister quand le rideau de fer se lèvera. » L’Otan a pourtant survécu à la chute du mur de Berlin. Après l’effondrement de l’URSS, elle a piloté la réunification de l’Europe et est intervenue pour mettre fin aux conflits de l’ex-Yougoslavie. Depuis 2014, elle a puisé une nouvelle raison d’être dans la réponse à l’expansion de la Russie, qui s’est traduite par l’annexion de la Crimée, la guerre du Donbass, l’interférence dans les scrutins et le soutien des forces populistes en Europe.
L’Alliance connut de multiples secousses durant la guerre froide. Elle affronte aujourd’hui une crise sans précédent depuis sa création, en 1949. Le sommet de Londres en témoigne. En guise de célébration du 70e anniversaire du traité, il a vu Emmanuel Macron, au lendemain de ses déclarations diagnostiquant « l’état de mort cérébrale »de l’Alliance, tancer Donald Trump à propos de la guerre commerciale et de la lutte contre le terrorisme islamiste. Le président américain, outre une volée de tweets vengeurs, a répondu par la dénonciation des alliés affectant moins de 2 % de leur PIB à la défense et par l’imposition de 2,4 milliards de dollars de droits sur les champagnes, les sacs et les fromages français en représailles à la taxe sur les Gafam. La crise de l’Otan est désormais publique. Elle est opérationnelle avec le désastre de l’Afghanistan et le face-à-face entre les forces turques et alliées en Syrie. Elle est stratégique avec la dislocation du système de sécurité du continent européen et la perte de crédibilité des Etats-Unis après leur abandon de la Corée du Sud face à Pyongyang, de l’Arabie saoudite face aux frappes iraniennes, des Kurdes face au nettoyage ethnique engagé par la Turquie. Elle est politique avec le tournant isolationniste des Etats-Unis et avec la transformation de la Turquie en une démocrature islamique et son rapprochement avec la Russie.
Les causes de la discorde qui mine l’Alliance sont profondes et durables. Au-delà des excès de Donald Trump, elles renvoient à la lassitude des Américains devant la charge du fardeau impérial et à la priorité que les États-Unis accordent à leur confrontation avec la Chine. Surtout, elles s’enracinent dans la décomposition de la démocratie américaine et la polarisation de l’opinion, la fin du consensus et la prise en otage de la politique étrangère et de défense par les clivages partisans. Avec pour illustration le chantage de Donald Trump sur le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, conditionnant l’aide américaine à l’ouverture d’une enquête contre son rival, Joe Biden, et son fils Hunter.
L’avertissement lancé par Emmanuel Macron sur la crise de l’Otan et la vulnérabilité de l’Europe, qui se situe en première ligne face aux démocratures et au djihadisme, est donc loin d’être infondé. Mais sa crédibilité est mise en question par le sous-investissement de la France dans ses armées, dont le potentiel se dégrade du fait de leur surengagement – notamment au Sahel – et surtout par son incapacité à proposer une alternative à l’Otan pour assurer la sécurité du continent. Par ailleurs, le moment de ce coup d’éclat – qui coïncide avec le 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin – dénote une incompréhension et un mépris sans bornes envers nos partenaires européens.
Le goût d’Emmanuel Macron pour la transgression, qu’il partage avec Donald Trump, tout comme sa fascination pour Vladimir Poutine, laisse un bilan désastreux. Les Etats-Unis ont fait acter leur désengagement en ramenant leur participation de 22 à 16 % du budget. L’Allemagne et nos partenaires d’Europe du Nord et de l’Est ont décidé d’affecter l’augmentation de leur effort de défense à l’Otan et non à l’Europe de la sécurité. La solidarité occidentale est un peu plus affaiblie, la défense européenne demeure dans les limbes et la France se trouve complètement isolée.
Enterrer l’Otan constitue une erreur historique tant pour les États-Unis que pour l’Europe. Tout d’abord, le volet militaire et opérationnel de l’Alliance fonctionne. Ensuite, l’Europe, a fortiori après le Brexit, qui la prive du tiers de son potentiel militaire, n’a pas d’alternative à l’Alliance pour faire face à la Russie, pour gérer la Turquie, pour négocier une nouvelle architecture de sécurité du continent. Il en va de même pour les Etats-Unis, dont la confrontation avec la Chine est globale et dont la situation serait gravement compromise si l’Europe devait passer sous le contrôle de Pékin.
Dès lors, la solution défendue traditionnellement par la diplomatie française et fracassée par Emmanuel Macron est la seule raisonnable : construire au sein de l’Alliance un pilier européen se dotant de la capacité à conduire des opérations. D’un côté, il convient de poursuivre la modernisation de l’Otan en renforçant la gestion des conflits hybrides comme la conduite de la guerre de haute intensité, les capacités de riposte rapide, le renseignement et les investissements dans la cyberguerre. De l’autre, les Européens doivent réarmer, remplir leur engagement de consacrer 2 % de leur PIB à la défense en 2025 et se donner comme objectif de long terme leur autonomie stratégique.
Napoléon rappelait que « rien ne marche dans un système politique où les mots jurent avec les choses ». Cela est vrai des États-Unis, qui s’affaiblissent face à la Chine en s’aliénant leurs alliés. Cela est vrai de l’Europe, qui ne peut prétendre survivre et promouvoir ses valeurs sans disposer des moyens d’assurer sa sécurité. Cela est vrai de la France, qui ne peut singer le discours de la puissance avec un État en faillite, une économie exsangue et une société en situation de guerre civile froide.
(Chronique parue dans Le Point du 12 décembre 2019)