La construction par l’Éthiopie d’un barrage en amont du fleuve réveille les tensions nationalistes dans la région.
Les grands barrages, qui avaient été largement abandonnés depuis les années 1980, effectuent un retour en force dans les pays émergents, en Chine, en Inde, au Brésil, en Turquie mais aussi en Afrique où moins de 5 % du potentiel hydroélectrique est exploité. Ils répondent à la demande croissante d’électricité qui accompagne le développement comme aux exigences de la lutte contre la pauvreté puisque près de 1 milliard d’hommes restent privés d’accès à cette même électricité. Ils s’inscrivent parfaitement dans la priorité devant être donnée à la lutte contre le réchauffement climatique, au moment où il menace d’échapper à tout contrôle. L’hydroélectricité représente 16 % de la production d’électricité mondiale, mais 70 % des modes renouvelables. Ses atouts, outre la faiblesse des émissions, sont majeurs : une énergie abondante et bon marché ; une capacité de stockage de l’électricité qui permet d’épouser les fluctuations de la demande ; la régulation des débits qui limite les risques d’inondation ; une gestion plus efficace de l’eau. Mais cette médaille à un revers avec les coûts sociaux liés aux déplacements de population, économiques du fait de l’inondation des terres arables, environnementaux issus de la perturbation des écosystèmes, géopolitiques avec la possibilité d’affrontements armés pour l’accès à l’eau.
Le barrage de la Renaissance, dont l’Éthiopie achève la construction sur le Nil Bleu, est emblématique de ces tensions. Commencé en 2011, après la fin de la guerre avec l’Érythrée, il devrait entrer en activité avec le début des opérations de remplissage en juillet. L’ouvrage mesure 175 mètres de hauteur et 1 800 mètres de longueur ; son volume atteint 10 millions de mètres cubes et le réservoir disposera d’une capacité de stockage de 70 milliards de mètres cubes pour une surface d’eau de 1 680 kilomètres carrés. D’une puissance installée de 6 450 mégawatts, il sera la première centrale d’Afrique, en attendant la mise en eau du barrage d’Inga, sur le Congo. Son coût s’élève à plus de 5 milliards de dollars, soit 15 % du PIB du pays. Il a été couvert par un grand emprunt national et par une participation de Djibouti à hauteur de 1 milliard d’euros en contrepartie d’un contrat d’approvisionnement.
Les objectifs poursuivis par l’Éthiopie sont légitimes. Ils consistent, alors que la population dépasse 105 millions d’habitants et que la croissance s’élève à 10 % en moyenne depuis quinze ans, à assurer l’approvisionnement et l’indépendance du pays en matière d’électricité. Le potentiel installé, actuellement limité à 4 200 mégawatts, bride le développement météorique de l’industrie. La gestion de l’eau est également cruciale pour améliorer la gestion des crues ainsi que l’irrigation pour l’agriculture. Enfin, le barrage de la Renaissance devrait rapidement assurer une source de devises en exportant sa production vers Djibouti, le Soudan et le Kenya, pour des recettes estimées à 750 millions d’euros par an.
Pourtant, ce barrage a exacerbé les frictions dans le bassin du Nil, jusqu’à faire naître le risque d’une guerre avec l’Égypte, l’éphémère président Morsi ayant sérieusement envisagé de bombarder le site en 2013. L’Éthiopie s’est en effet abstenue de toute étude d’impact social et environnemental comme de toute concertation avec les pays d’aval, le Soudan mais surtout l’Égypte. Une chose est de déplacer 20 000 Éthiopiens sans autre forme de procès. Une autre est de modifier profondément le régime du Nil Bleu qui assure 56 % du débit du Nil et fournit 86 % de l’eau consommée en Égypte – jusqu’à 95 % en période de crue.
Hérodote soulignait que « l’Égypte est un don du Nil » ; mais le Nil est un don de l’Éthiopie. Après de vives tensions, Éthiopie, Égypte et Soudan ont signé, à Khartoum, le 23 mars 2015, un accord de principe sur le partage des eaux du Nil. Mais, depuis, les négociations s’enlisent autour de la durée de remplissage (de quatre à sept ans pour l’Éthiopie, afin de permettre une montée en puissance rapide de la production électrique, contre de douze à vingt ans pour l’Égypte qui entend donner la priorité au maintien du débit) et de la demande d’une compensation pour le déficit cumulé de la fourniture d’eau, ce que refuse catégoriquement Addis-Abeba. Après plusieurs tentatives de médiation, un accord préliminaire a été signé, le 15 janvier à Washington, sous l’égide du secrétaire américain au Trésor et du président de la Banque mondiale. Il doit impérativement être finalisé avant l’été.
Tout risque de guerre semble écarté à court terme. Pour autant, l’avenir du Nil reste très incertain en raison de la pression démographique et du réchauffement climatique. Les États du Nil verront leur population plus que doubler d’ici à 2050 pour atteindre 800 millions d’habitants. La situation de l’Égypte est particulièrement préoccupante puisque sa population vient de dépasser 100 millions d’habitants et qu’elle est concentrée à 95 % sur 4 % du territoire – le long du Nil. Sur le plan climatique, les pluies devraient être plus abondantes sur le Haut Nil, mais la fréquence et l’intensité des sécheresses seront multipliées par deux ou trois, ce qui avivera les conflits autour de l’accès, de la répartition et des usages de l’eau.
Le barrage de la Renaissance est caractéristique des risques de confrontation armée pour l’eau. Déjà, 17 pays, dont l’Inde, qui abrite le quart de la population mondiale, se trouvent sous la menace de pénuries majeures. Dès lors, les différends s’emballent entre les pays en amont et en aval des grands fleuves, du Mékong à l’Amazonie ou au Parana en passant par le Nil ou le Congo. Pour les fleuves comme pour les peuples, le nationalisme à courte vue est une impasse.
(Article paru dans Le Point du 20 février 2020)