Face à la guerre en Ukraine, la politique économique est écartelée : éradiquer l’inflation ou lutter contre la récession.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque la fin de l’après-guerre froide et ouvre une grande confrontation entre les régimes autoritaires et les démocraties. La Russie, isolée derrière un nouveau rideau de fer idéologique et politique, mais aussi économique et technologique, monétaire et financier, se trouve engagée dans un grand bond en arrière. La récession atteindra 8 % en 2022. À terme, le produit intérieur russe, actuellement comparable à celui de l’Italie, diminuera de 12 % et 15 %. Surtout seront ruinées les parties les plus modernes de l’économie et de la société. L’obsession impériale de Vladimir Poutine aboutira ainsi à mettre la Russie dans la main de la Chine, qui ne dispose par ailleurs pas des moyens industriels, technologiques et financiers de remplacer en totalité l’Occident.
Mais les démocraties sont également touchées de plein fouet. La guerre provoque un double choc : sur l’offre, en raison des ruptures d’approvisionnement et du doublement des prix de l’énergie (le cours moyen de l’électricité s’est établi à 296 euros par mégawattheure en mars en Europe) et des matières premières ; sur la demande, du fait de la baisse du pouvoir d’achat résultant de l’inflation. Les prix évoluent désormais sur un rythme de 9,8 % par an en Espagne, 7,3 % aux États-Unis et en Allemagne, 4,5 % en France, plus de 6 % dans la zone euro. Alors que la relance née du rattrapage de l’année 2020 ralentissait, la croissance sera amputée de 1,5 à 2 points. La zone euro, à la suite de l’Allemagne, pourrait basculer dans la récession en cas de rationnement ou d’arrêt des livraisons de gaz russe. Le risque de stagflation deviendrait alors réalité.
La situation diffère cependant profondément entre les deux rives de l’Atlantique. Les États-Unis sont très peu exposés à la Russie et vont bénéficier d’une importante demande à l’exportation dans les domaines de l’énergie (GNL en substitution des exportations russes), de l’agriculture, de la technologie et de l’armement. L’Union, à l’inverse, supportera les coûts des 3,7 millions de réfugiés (30 milliards d’euros), de la reconfiguration de ses approvisionnements énergétiques et de son indispensable réarmement, estimés à terme à 2 200 milliards d’euros. Et ce alors que l’impact sur les pays membres sera très différent suivant l’intensité de leurs échanges avec la Russie et l’effet des sanctions internationales.
La politique économique se trouve écartelée entre deux objectifs contradictoires : éradiquer l’inflation ou lutter contre la récession. Les États-Unis, en situation de plein-emploi, donnent clairement la priorité à l’endiguement de l’inflation, ce qui se traduit par une vive remontée des taux d’intérêt, qui dépassent 2,55 % pour les emprunts d’État, ainsi que par la révision en forte baisse des plans de relance budgétaire de Joe Biden. L’Europe, à l’inverse, doit mettre en place une quasi-économie de guerre pour faire face au risque d’interruption des livraisons de gaz russe et pour réarmer (l’Allemagne investira 100 milliards en cinq ans dans sa défense), tout en essayant de contenir l’impact des hausses du prix de l’énergie et de l’alimentation pour les ménages.
La multiplication des subventions et des réductions d’impôts pour soutenir les entreprises et les ménages les plus vulnérables entraîne une augmentation des dépenses et des déficits publics. D’où un risque de déstabilisation des États les plus endettés au moment où les taux augmentent, même s’ils restent largement négatifs en valeur réelle. La BCE n’a dès lors d’autre choix que de modifier sa stratégie en associant une hausse très progressive de ses taux à la poursuite de ses achats de titres pour soutenir les États les plus fragiles. Les États comme l’Union devront faire des choix en révisant leurs priorités, la sécurité revenant au premier plan – y compris devant l’écologie.
Au-delà, la guerre en Ukraine redessine l’économie mondiale. L’épidémie de Covid avait remis en question les chaînes de valeur et la logistique ; la guerre impose une logique de souveraineté qui redéfinit déjà les secteurs de l’énergie – à l’image de la mobilisation par les États-Unis de leurs stocks stratégiques de pétrole à hauteur de 1 million de barils par jour – et de l’alimentation.
Les grands émergents tireront aussi les leçons du conflit en réduisant leur dépendance à l’Occident dans les prochaines années. D’où une économie mondiale fragmentée, très instable et impossible à réguler en raison d’une compétition féroce et d’un conflit frontal autour des institutions et des valeurs. La capacité des démocraties à résister aux régimes autoritaires dépendra largement de la résilience des sociétés et de leur unité. Et ce dans la durée, car la confrontation se poursuivra après le dénouement de la guerre d’Ukraine.
(Chronique parue dans Le Figaro du 4 avril 2022)