L’élection présidentielle de 2002 est s’annonce comme une bulle spéculative qui repose sur la déconnexion du réel.
Contrairement à une opinion répandue, la France n’est ni imprésidable ni ingouvernable. Elle n’est plus présidée ni gouvernée depuis l’institutionnalisation de la cohabitation, qui place l’État en situation d’otage des partis, les pseudo-« têtes de l’exécutif » se réduisant à deux chefs de faction engagés dans une lutte politicienne de tous les instants. Le quinquennat s’inscrit dans cette perspective qui, à défaut de limiter le risque de cohabitation, se limite à rétrécir l’envergure des candidats et leur légitimité à proportion de la durée du mandat. Le problème n’est pas de présider ou de gouverner autrement, il est de présider et de gouverner effectivement, ce qui a pour condition nécessaire la suppression de la cohabitation.
La vie politique n’avance pas, elle bégaie : l’élection de 2002 se réduit ainsi à la belle de 1995 et 1997 entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, où même les seconds rôles – de Jean-Pierre Chevènement à Jean-Marie Le Pen en passant par Arlette Laguiller – sont droit issus des années 70 ; l’immobilisme est tel en France que même les extrémistes et les révolutionnaires appartiennent au troisième âge ! Faute d’une quelconque vision de l’avenir, les échanges sont entièrement tournés vers le passé : la campagne de Jacques Chirac s’épuise à conjurer l’échec de 1997 et à réhabiliter le gouvernement d’Alain Juppé. Lionel Jospin vante un bilan qui se réduit au déclassement économique et social de la France. La démagogie fiscale de l’un fait écho à la démagogie sociale de l’autre.
« Viser bas, c’est viser juste ! »
La campagne est délibérément coupée de tout enjeu international, qu’il s’agisse du destin d’une Europe en voie de se dissoudre dans la conception britannique d’une zone de libre-échange, des chocs en série de la mondialisation, de la démultiplication des menaces internationales découlant des frappes terroristes du 11 septembre 2001 sur les États-Unis. À l’isolement des socialistes français en Europe, que leur incapacité à rompre avec les séquelles du marxisme coupe des sociaux-démocrates réformateurs, continue à répondre la marginalisation des formations de l’opposition que leur illibéralisme foncier éloigne de leurs homologues.
L’élection ne comporte aucun autre enjeu que de personnes. Une fois soigneusement éludées les deux questions taboues, à savoir « pour quoi faire ? » et « comment le faire ? », ne restent que les affaires et les attaques personnelles. De ce point de vue du moins, la campagne ne saurait décevoir, tant la faiblesse des candidats prête à la polémique. L’heure est donc au mot d’ordre d’Antonin Artaud : « Viser bas, c’est viser juste ! »
Dans ce jeu de massacre, Lionel Jospin occupe désormais la pole position, même s’il est sans doute allé un ton trop loin en critiquant la fatigue, la vieillesse et l’usure de son adversaire, alors que ses déclarations mêmes témoignent de ce que ces qualités sont très équitablement partagées. À défaut d’envergure ou de projet, il dispose en effet de deux atouts qui font cruellement défaut à Jacques Chirac : une équipe cohérente et une organisation partisane performante. Depuis 1997, Jacques Chirac a reconstruit à partir de l’Élysée son leadership sur la droite en liquidant toute forme de contestation ou de concurrence. D’un côté, son rétablissement a été fondé sur la désertification intellectuelle, la désintégration partisane et l’appauvrissement humain de son camp. De l’autre, il s’est contenté du statut de demi-solde propre au président cohabitant sans préparer l’échéance de 2002, misant sur la simple réédition de la campagne menée par François Mitterrand en 1988. La seule initiative, témoignant d’un sens aigu du contretemps, consista à vouloir créer avec l’UEM un parti du président avant même de l’avoir élu : le fiasco programmé de Toulouse a enterré le parti et compromis les chances du candidat. C’est donc dans une solitude et une improvisation totales autant qu’inattendues que Jacques Chirac se présente devant les Français.
Ainsi, la présidentielle de 2002 est à la politique ce qu’Enron est au capitalisme : une bulle spéculative qui repose sur la déconnexion du réel et le mensonge organisé. La politique n’a jamais été aussi nécessaire et aussi mal servie. À élection dénuée de sens, il est évidemment promis un niveau d’abstention sans précédent. Aussi bien l’affaiblissement de la légitimité du président n’aura-t-il qu’une importance relative : faute d’un débat clair sur la situation et l’avenir de la France, les marges de manœuvre et la capacité de l’élu à agir seront infimes.
Une dizaine de jours après le 5 mai, une limousine vide s’arrêtera devant le palais de l’Élysée, dont descendra l’homme qui présidera la France durant les cinq prochaines années. Le destin du pays se joue d’ores et déjà ailleurs.
(Chronique parue dans Le Point du 29 mars 2002)