Coupé des marchés, le modèle français est insoutenable. L’Allemagne est devenue le premier producteur de porcs et de lait, dépassant la France depuis 1997.
L’agriculture française dispose de tous les atouts pour exceller au XXIe siècle. La demande alimentaire va exploser avec la population mondiale, qui comptera 9,5 milliards d’hommes en 2050, dont 60 % habiteront dans les villes. La poursuite de la mondialisation réduira le nombre des 850 millions de personnes sous-alimentées. Et la consommation des classes moyennes des pays émergents progressera, portée par des exigences accrues de sécurité alimentaire et de santé. Notre agriculture est très bien positionnée pour répondre à cette demande qui augmentera de 50 à 70 % dans les prochaines décennies. Ses points forts : l’espace, avec plus de 30 millions d’hectares, d’importantes ressources en eau, un climat tempéré, des filières d’excellence comme le vin ou les céréales, la réputation de la marque France dans les produits de luxe, des pôles forts de recherche publics et privés. Pourtant, l’agriculture française est sinistrée, comme l’illustre la crise de l’élevage. Elle ne représente plus que 1,6 % du PIB avec 490 000 exploitations, dont 10 % en faillite. Ses parts de marché ont chuté de 8 à 5,4 % du marché mondial depuis 1997. Le revenu agricole plafonne autour de 30 000 euros depuis 2005. Simultanément, l’endettement s’est envolé : 250 000 euros en moyenne par exploitation et jusqu’à 330 000 euros pour les éleveurs de porcs. Les plans d’aide d’urgence sont inutiles, comme l’a démontré la Cour des comptes, à l’image des 24 mesures annoncées par le gouvernement qui ne répondent en rien à la situation critique de l’élevage.
Le contraste avec l’agriculture allemande est cruel. L’Allemagne s’est engagée dans une révolution agricole depuis la fin du XXe siècle. Elle est devenue le premier producteur de porcs et de lait, dépassant depuis 1997 la France pour devenir, avec plus de 54 milliards d’euros de ventes, le 3e exportateur mondial. Une réussite fondée sur la compétitivité, qui lui permet d’afficher des prix inférieurs d’un tiers aux nôtres. Cette stratégie s’est traduite par l’industrialisation et la concentration des exploitations (285 000 pour une surface moyenne de 59 hectares, contre 472 000 de 38 hectares en 2000), la standardisation de l’offre, l’organisation en filières articulées à l’industrie – à l’exemple des synergies entre élevage et abattage.
À l’inverse, le modèle agricole français, ancré dans l’économie administrée et coupé des marchés, inspiré par les principes de Colbert contre ceux de Turgot, est insoutenable. Nos exploitations, trop nombreuses et trop petites, souffrent d’un handicap de compétitivité face à la production industrialisée de l’Allemagne et aux efforts de rationalisation de l’Europe du Sud. Loin de se moderniser, les exploitations françaises ont été dévastées par quatre fléaux : inflation des normes ; explosion des taxes et des charges dont François Quesnay dénonçait déjà les dangers dans son « Tableau économique » (1758) ; positionnement flou sur les marchés mondiaux caractérisé par la polarisation entre produits standardisés et haut de gamme ; surendettement qui interdit les investissements. L’avance technologique française a disparu avec l’interdiction de facto des OGM et des biotechnologies, qui a contraint Limagrain à délocaliser 80 % de sa recherche. En quelques années, notre agriculture a perdu son leadership en Europe. Et ce pour avoir ignoré les trois révolutions décisives du début du XXIe siècle : le basculement de la chimie vers les biotechnologies ; le changement climatique, qui rapproche les activités agricoles du secteur de l’énergie ; la réorganisation de la PAC fondée sur l’arrêt des subventions à la production et des quotas laitiers pour privilégier les mécanismes de marché.
La crise de l’agriculture symbolise la débâcle de la production française. L’industrie est revenue à son niveau de 1994 avec une chute de 16,5 % depuis 2008. Les services sont frappés par la concurrence des émergents et par les nouvelles technologies. La place financière de Paris est marginalisée par Londres, Francfort et Zurich. L’activité du bâtiment et des travaux publics a atteint ses plus bas historiques. Partout, l’euthanasie de la production découle des mêmes raisons : chute des marges qui entraîne la multiplication des faillites ; inflation des normes et des prélèvements sur les entreprises qui atteignent 18 % du PIB (contre 14,5 % en Italie et 9 % en Allemagne ; coût du travail le plus élevé du monde développé ; blocage de l’investissement et de l’innovation (2,2 % du PIB, contre 2,8 % en Allemagne).
Jean-Baptiste Say rappelait que « la société ne peut s’enrichir que par la production ». Or la France continue à consommer et redistribuer des revenus qui ne sont pas générés par la production mais par l’endettement. Pour l’agriculture, une révolution de la production implique de faire le choix du marché, de relancer la concentration des exploitations, d’inciter l’organisation de filières intégrées, de libérer la recherche dans les biotechnologies – vitales pour la transition écologique et pour la lutte contre les nouveaux risques sanitaires, à l’exemple des maladies du vignoble et des oliviers.
Pour la France, cela exige un plan de modernisation pour remettre à niveau les facteurs de production : le travail par la sortie des 35 heures, la flexibilité du marché et la réforme d’un système éducatif – devenu un boulet pour la nation par ses surcoûts et son inefficacité chronique ; le capital à travers le démantèlement de la fiscalité confiscatoire sur l’épargne et l’arrêt de la répression financière qui tue les banques et la place de Paris ; la baisse du coût de l’énergie via la maximisation de l’atout nucléaire ; l’incitation à l’innovation, notamment par la déconstitutionnalisation du principe de précaution. La France a besoin d’une thérapie de choc pour réhabiliter l’offre productive et d’une révolution intellectuelle et morale pour convertir un modèle étatique et corporatiste en une économie entrepreneuriale, une organisation partenariale et une société ouverte. Il ne sert à rien d’acheter français, en subventionnant la consommation de biens et de services non compétitifs, après avoir taxé les entreprises chargées de les fournir. Il faut produire français de manière performante pour vendre dans le monde entier.
(Chronique parue dans Le Point du 30 juillet 2015)