Actionnaire, régulateur, employeur… L’État cumule les casquettes et enchaîne les faillites, les dettes insurmontables et les résultats désastreux.
En 1967, Simon Nora remettait à Georges Pompidou, alors Premier ministre, un rapport sur la gestion des entreprises publiques. Près de cinquante ans plus tard, en dépit de la multiplication des faillites du secteur public – du Crédit lyonnais à Areva en passant par le Crédit foncier, Air France ou la SNCM –, ces recommandations restent aussi actuelles qu’inappliquées. Le pseudo-Etat stratège se conduit soit en naufrageur qui a transformé nombre de champions nationaux en autant de morts à crédit, soit en prédateur. Il déstabilise la stratégie des rares groupes performants, à l’image de l’alliance de Renault avec Nissan, tout en compromettant leur capacité d’investissement par des exigences exorbitantes en termes de dividendes, afin de combler le trou sans fond de ses finances. La sortie d’EDF du CAC 40 est symbolique du déclassement du secteur public français, qui conjugue la chute accélérée de sa valeur patrimoniale et de ses dividendes, ramenés de 5,6 milliards d’euros en 2008 à 4,6 milliards en 2012 et à 3,3 milliards en 2013.
Areva, hier numéro un mondial du nucléaire, a accumulé 8 milliards de pertes et 9,5 milliards de provisions et de dépréciations, dont l’intégralité du prix d’acquisition d’UraMin, soit 1,8 milliard d’euros. Le coût définitif du sinistre reste inconnu puisqu’il dépend de la livraison de l’EPR finlandais d’Olkiluoto. Mais il est acquis qu’il dépassera 15 milliards d’euros.
EDF est programmé pour être un nouvel Areva. Ses engagements sont vertigineux : 56 milliards d’euros d’ici à 2025 pour le grand carénage du parc nucléaire français ; 25 milliards pour le projet Cigéo d’enfouissement des déchets ; 24,5 milliards pour l’EPR britannique de Hinkley Point ; 2,5 milliards pour le renflouement d’Areva à travers le rachat de la branche réacteurs nucléaires ; et, pour faire bon poids, 8 milliards d’euros pour la fermeture prématurée de la centrale de Fessenheim. Face à ses quelque 120 milliards d’engagements, la capitalisation d’EDF a fondu à 21,6 milliards d’euros et sa dette a explosé, pour atteindre 37,4 milliards d’euros. Dans le même temps, l’électricien a perdu 30 % de sa clientèle d’entreprise avec la fin des tarifs réglementés et fait face à l’effondrement des prix du marché tout en supportant une obligation d’achat de la production renouvelable très au-dessus des cours.
Engie (ex-GDF Suez), pour sa part, enchaîne les dépréciations d’actifs (14 milliards d’euros en 2014) et se trouve enfermé dans une impasse stratégique du fait de la révolution du marché de l’énergie. Les hydrocarbures non conventionnels poussent les prix à la baisse, tandis que son appareil de production se trouve déclassé par la production décentralisée qu’autorisent la numérisation et la transition écologique.
Côté transports, le système ferroviaire est confronté à l’urgence de la remise à niveau du réseau, alors que sa dette, qu’il n’a aucun moyen de rembourser, s’élèvera à 65 milliards d’euros en 2025, soit 3 % du PIB, et que le modèle économique du TGV s’écroule. Si Air France a réussi à sortir de la chaîne infernale des pertes à la faveur du contre-choc pétrolier, elle reste sous la pression croisée des opérateurs low-cost, dont le trafic a crû de plus de 20 % en dix ans, et des compagnies des pays émergents, qui monopolisent le trafic vers l’Asie et la clientèle haut de gamme.
L’explication de cette débâcle réside dans la schizophrénie de l’État, écartelé entre ses fonctions, qu’il cumule de manière anarchique et contradictoire : État chargé de l’intérêt général et des priorités à long terme de la nation ; État régulateur supposé définir un cadre normatif et financier de long terme, notamment dans le domaine des infrastructures ; État actionnaire censé défendre la valeur des entreprises dans lesquelles il investit ; État budgétaire, gérant 57,5 % de la dépense nationale et confronté à une dette de 97,5 % du PIB sortie de tout contrôle ; État patron chargé de la rémunération de presque 10 millions de personnes ; État prestataire de services à la population, qui devrait veiller à l’amélioration de leur rapport coût/efficacité.
La classe politique ayant ruiné l’État, qui a vu disparaître sa capacité d’investissement civil en raison de l’explosion des charges de la fonction publique et des transferts sociaux, instrumentalise les entreprises publiques pour les transformer en caisse de démembrement de la dette publique. Le secteur public, du fait de sa dette et des engagements de retraite portés par les entreprises à statut, est ainsi devenu une bulle spéculative. A la fin de l’histoire, c’est toujours le contribuable qui paie l’addition.
Voilà pourquoi il est grand temps de réviser de fond en comble, comme le suggérait le rapport Nora, tant les missions de l’État que le rôle des entreprises publiques. L’État doit se concentrer sur ses fonctions de gestionnaire des risques globaux et de régulateur en régime de croisière, de réassureur en cas de crise. Les entreprises publiques intervenant dans le champ concurrentiel doivent être privatisées. Mais l’État doit pouvoir intervenir en cas de choc systémique, comme l’ont fait les États-Unis et le Royaume-Uni pour les banques et l’automobile en 2009. Avec pour objectif non de ralentir, mais de favoriser les restructurations, afin de préserver les capacités de croissance et de création d’emplois à long terme. Sans hésiter à faire rémunérer au prix fort cette réassurance publique.
Ce ne sont pas les entreprises publiques et les citoyens qui doivent être au service d’un État prédateur et failli, c’est l’État qui doit être remis au service des entreprises publiques, en respectant leur intérêt social et leur capacité à créer des richesses, ainsi que des citoyens, en cessant de prétendre les diriger et de réduire sans cesse leur liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 25 février 2016)