Alors que la guerre effectue partout un retour en force, la loi de programmation militaire souffre d’incohérences et de paris risqués.
La conférence sur la sécurité de Munich a souligné la montée des risques de conflits majeurs. Une nouvelle course aux armements est lancée qui mobilise plus de 1 800 milliards de dollars par an. Le djihadisme demeure une menace de premier rang : la défaite militaire de l’État islamique au Levant débouche sur son redéploiement du Nigeria aux Philippines en passant par l’Afghanistan et l’Égypte, ainsi que sur sa mutation en un réseau social niché au cœur des sociétés démocratiques. La nouveauté vient cependant de la possibilité croissante d’un conflit de grande ampleur entre les États. Pékin poursuit l’annexion de la mer de Chine à partir de la militarisation d’îlots stratégiques, notamment dans l’archipel des Spratly. La Russie remet en question les frontières de l’Europe et s’est imposée comme un acteur clé du Moyen-Orient. La Turquie, transformée en démocrature islamiste, intervient directement en Syrie contre les forces alliées des États-Unis et se rapproche de Moscou. L’Iran et Israël sont engagés dans une dangereuse escalade. La Corée du Nord, indifférente aux sanctions internationales, accélère son programme nucléaire et balistique pour sanctuariser son régime.
Dans ce monde de plus en plus dangereux, les démocraties apparaissent vulnérables et divisées. L’embardée nationaliste des États-Unis se traduit à la fois par l’envolée de leur budget militaire, qui devrait atteindre 716 milliards de dollars, et par la décomposition de la garantie de sécurité qu’ils donnaient à leurs alliés. L’Otan affronte une crise existentielle. Indispensable pour gérer les crises balkaniques dans les années 1990, l’alliance montre une faible efficacité pour endiguer l’expansion russe et pour lutter contre le terrorisme. Elle est déstabilisée par les critiques de l’administration Trump et par les tensions croissantes avec la Turquie, qui abrite le quartier général des forces terrestres à Izmir tout en s’équipant avec des missiles anti aériens russes S-400. La dissuasion élargie est incompatible avec l’imprévisibilité de Donald Trump. Le réarmement nucléaire des Etats-Unis, qui mobilisera 1 200 milliards sur trente ans, va de pair avec une posture plus flexible – élargissant le recours au nucléaire tactique – qui ne manquera pas de provoquer d’importantes oppositions politiques chez leurs alliés.
L’Europe n’a donc d’autre choix que de prendre en main sa sécurité, comme l’a affirmé Angela Merkel. Mais, pour l’heure, l’Union se déchire autour des migrants, de la lutte contre le dji-hadisme et de la réponse à l’expansionnisme russe. Le Brexit la prive du tiers de son potentiel militaire. L’Allemagne, affaiblie politiquement, ne prévoit d’affecter que 2 milliards d’euros supplémentaires à sa défense en quatre ans, alors qu’elle a dégagé 38 milliards d’excédent budgétaire en 2017. L’Europe de la défense a fait un premier pas avec un fonds doté de 1,5 milliard d’euros à partir de 2020, dont 500 millions affectés à la recherche. Mais cette avancée institutionnelle et financière ne remplace pas la capacité à conduire des opérations de manière victorieuse.
La France dispose ainsi d’une responsabilité historique. Après le Brexit, elle demeure le seul pays de l’Union à posséder un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu, une dissuasion nucléaire autonome et un modèle complet d’armée. Or la loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025 ne répond que partiellement aux défis posés par le nouvel environnement stratégique. La volonté de conserver une posture planétaire est cohérente avec la mondialisation qui structure le XXIe siècle comme avec une diplomatie revendiquant d’intervenir en Syrie ou dans le Golfe. Parmi les points positifs figurent la priorité donnée à l’innovation, qui sera soutenue par un fonds de 1 milliard d’euros, ou l’orientation européenne des programmes d’armement – hypothéquée cependant par le Brexit et par les errements allemands en matière d’exportation. Surtout, un début de remontée en puissance est engagé avec la création de 6 000 postes – dont 1 500 dans le renseignement et 1 500 dans le cyber – et l’effort de régénération des forces afin de répondre à l’épuisement des soldats et de leurs matériels.
Pour autant, la loi de programmation militaire souffre d’incohérences et de paris risqués. Les scénarios de crise et les contrats opérationnels des armées n’ont pas été révisés, alors que l’environnement stratégique évolue rapidement. La pérennité de l’autonomie stratégique et d’un modèle complet d’armée est réaffirmée, mais la priorité donnée à la régénération des forces et à la dissuasion nucléaire pèse sur la modernisation des équipements. Les déficits capacitaires hérités du quinquennat Hollande subsisteront, notamment dans la dimension aérienne, où l’effort effectué sur les drones a pour contrepartie un retard aggravé en matière d’avions de combat et d’hélicoptères.
Toutes les tensions convergent vers l’impasse financière. D’un côté sont affichés des besoins de 295 milliards d’euros jusqu’en 2025. De l’autre, seuls 198 milliards sont programmés jusqu’en 2023. La hausse de 1,7 milliard d’euros du budget pour 2018 couvre à peine l’intégration du coût des opérations extérieures (1,3 milliard) et le financement des mesures décidées en 2016. Le budget de la défense devra donc être augmenté de 3 milliards chaque année de 2023 à 2025, pour atteindre l’objectif de 2 % du PIB. Il reste par ailleurs dépendant de la promesse de créer un service national universel et obligatoire de trois à six mois, dont les objectifs, encore flous, sont très coûteux : plus de 5 milliards d’euros en investissement et 3 milliards en fonctionnement annuel. Au total, l’environnement stratégique est plus neuf que la politique française de défense. Emmanuel Macron, comme François Hollande, reporte la nécessaire réorientation des dépenses publiques de l’État providence vers l’État régalien et confie à son successeur le réarmement de la France.
(Chronique parue dans Le Point du 22 février 2018)