L’instauration d’un régime universel par points, loin de constituer un remède miracle, risque d’aggraver les défauts du système existant.
Trente-quatre ans après le « Livre blanc » de 1991, au terme de quatre réformes en 1993, 2003, 2008 et 2010 et du projet avorté de 1995 qui a tué dans l’œuf le septennat de Jacques Chirac, le spectre des retraites continue à surplomber notre économie et à hanter la vie politique française. Au moment où la dette atteint 100 % du PIB, le rétablissement de l’équilibre du système qui mobilise 14 % du PIB est une condition première pour la reprise du contrôle des finances publiques, vitale pour le redressement de la France comme pour sa crédibilité auprès de nos partenaires européens. Par ailleurs, les inégalités criantes du système, notamment du fait des régimes spéciaux, minent la cohésion et la solidarité nationales, contribuant à la poussée des populismes.
Nul ne peut donc contester l’impérieuse nécessité d’une réforme des retraites pour assurer la survie du système fondé sur la répartition et le rendre à la fois plus juste et plus transparent. Mais, sous couvert d’un régime par points, présenté comme un remède magique aux déficits et aux injustices, le projet du gouvernement aggrave les défauts du système. Illustrant la pensée de Pascal selon laquelle « le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », la logique technocratique du régime universel réussit le tour de force de spolier nombre de Français sans réduire le déficit de financement des retraites.
Les prévisions du Conseil d’orientation des retraites montrent que le système, dont le déficit atteint 5,4 milliards d’euros cette année, est structurellement déséquilibré à hauteur de 0,5 % du PIB en 2023 et de 1 % du PIB à partir de 2035. Et ce dans l’hypothèse optimiste d’une amélioration de la productivité de 1 % par an, nettement supérieure aux performances des vingt dernières années. Cette dégradation résulte de deux tendances lourdes : le vieillissement démographique et la progression de l’espérance de vie, qui vont faire passer de 20 à 27 % la proportion des plus de 65 ans dans la population d’ici à 2050 ; le ralentissement de la croissance et des gains de productivité, qui sont passés de 5 % par an dans les années 1970 à zéro en 2019. Le projet imaginé par Emmanuel Macron nie cette réalité et fragilise le système au lieu de le renforcer.
Première contradiction, le passage à un régime par points ne garantit mécaniquement l’équilibre que si l’on accepte l’ajustement du point à la baisse, comme ce fut le cas en Europe du Nord après le krach de 2008. Or le président s’est engagé à proscrire la diminution de la valeur du point en l’indexant sur les salaires. Cela, venant s’ajouter à l’instauration d’un plancher des pensions de 1 000 euros par mois, implique une envolée insoutenable des dépenses, alors que les principales économies ont été générées dans les dernières années par l’indexation des pensions sur les prix et non plus sur les salaires.
Deuxième contradiction, la promesse de ne toucher ni à l’âge légal de départ à la retraite, ni au niveau des pensions. Compte tenu du déficit actuel – qui atteindra une dizaine de milliards d’euros en 2023 – et du vieillissement démographique, seule l’augmentation de l’âge légal de départ, qui génère 10 milliards par année supplémentaire, peut permettre de rétablir l’équilibre. À défaut, il n’est pas d’autre solution que la diminution de l’ordre de 10 % du montant des pensions. C’est la raison pour laquelle tous les autres pays développés ont fixé l’âge de départ à la retraite entre 65 et 70 ans.
Troisième contradiction, le régime universel n’assure pas forcément le respect du principe d’égalité. L’égalité ne s’apprécie pas dans l’abstrait mais à situation égale. Or certains métiers comportent des contraintes spécifiques en raison des risques encourus ou de carrières nécessairement courtes, à l’image des militaires. Surtout, les régimes que l’on entend unifier sous les mêmes règles se trouvent dans des situations aux antipodes, les uns affichant des réserves excédentaires de 140 milliards d’euros tandis que les autres accumulent des déficits, tels les régimes spéciaux, qui sont subventionnés à hauteur de plus de 5,5 milliards d’euros par an.
Quatrième contradiction, la prétendue justice repose sur la mise en coupe réglée des classes moyennes et des cotisants des régimes excédentaires. La création du régime universel cache deux gigantesques opérations de transferts du secteur privé vers le secteur public et des classes moyennes vers les plus défavorisés. La première consiste dans la confiscation des 140 milliards de réserves des régimes excédentaires, soit 6 % du PIB, pour combler les déficits des régimes spéciaux et de la fonction publique. La spoliation est double pour les assurés, car les fonds qui garantissaient leurs retraites sont confisqués et remplacés par des droits virtuels puisque adossés à un État endetté à la hauteur de son PIB. Par ailleurs, les classes moyennes, notamment les cadres et les travailleurs indépendants, déjà touchés de plein fouet par la suppression des allocations familiales et par la diminution des allocations de chômage, verront leurs cotisations augmenter fortement pour des droits cantonnés. La création d’un régime unique marque ainsi une étape irréversible dans le détricotage de l’universalité de la protection sociale.
Il est encore temps pour Emmanuel Macron de mettre un terme à un projet inutile et dangereux, qui accroît le besoin de financement du système de retraites tout en organisant la spoliation d’une partie des forces vives de la nation. Plutôt que de se mettre en scène dans un remake du grand débat, le président gagnerait à faire preuve de pragmatisme et à privilégier l’esprit de finesse sur l’esprit de système. Avec deux priorités : préférer à la chimère du régime unique la convergence progressive des droits et des cotisations et la suppression des inégalités les plus choquantes liées aux régimes spéciaux ; se concentrer sur le rétablissement de l’équilibre financier, qui implique de relever l’âge légal de départ à 64 ans – seule mesure à même de combler le déficit structurel de 1 % du PIB. Napoléon rappelait à bon droit qu’il revient au chef de l’État de « préserver les générations à venir contre la cupidité des générations présentes, sans recourir à la banqueroute » : cela n’est pas moins vrai en matière de retraites que pour la protection de l’environnement !
(Chronique parue dans Le Point du 10 octobre 2019)