Le multilatéralisme a vécu, l’heure est à la souveraineté. Vulnérable, l’Union européenne devrait se doter d’un directoire rassemblant ses grands États.
La guerre d’Ukraine, suivie des conflits en chaîne du Moyen-Orient et du basculement des États-Unis dans l’illibéralisme sous l’impulsion de Donald Trump, a ouvert une nouvelle ère. Elle a pour principe le primat de la géopolitique sur l’économie, des États sur les marchés et les sociétés, de la souveraineté sur l’intégration. La mondialisation, marquée par l’abaissement des frontières, la liberté de circulation des marchandises, des capitaux, des données, des entreprises et des hommes, est définitivement close. Le XXIe siècle demeure placé sous le signe de l’histoire universelle, mais les forces d’intégration et de coopération qui ont dominé de 1991 à 2008 sont désormais supplantées par une dynamique de divergence et de confrontation.
Le système mondial éclate en blocs idéologiques, politiques et militaires qui sont engagés dans un affrontement global. Les empires, s’appuyant à la fois sur l’hypernationalisme et sur la religion, affirment leur volonté de puissance et de conquête aux dépens des nations. La violence échappe à tout contrôle et monte aux extrêmes dans un contexte d’exacerbation des tensions internationales et d’accroissement des risques systémiques, en tête desquels le changement climatique. La force prime le droit. Le mythe de la communauté internationale s’effondre et le multilatéralisme, avec ses institutions et ses règles, est réduit à une fiction.
L’heure n’est plus à Locke, Kant et Tocqueville, avec l’espoir d’une société civile mondiale, d’une paix perpétuelle et de la diffusion de la démocratie libérale, mais à Hobbes et au Léviathan, à Marx et à la lutte des classes, des âges et des impérialismes, à Nietzsche et à la volonté de puissance des autocrates, à Max Weber et à la guerre inexpiable entre des systèmes de valeurs irréconciliables.
Dès lors, les États retrouvent un rôle central face aux marchés et aux technologies, qui les avaient contournés par le haut, comme par rapport aux acteurs économiques et sociaux, qui avaient tenté de s’en émanciper par le bas. Et ce autour de leurs fonctions régaliennes, qui consistent à protéger leur territoire et leur population, en assurant l’ordre public à l’intérieur et en défendant la souveraineté dans un système international revenu à l’état de jungle.
La sécurité est érigée en impératif premier
La notion de souveraineté, définie par Jean Bodin au XVIe siècle dans Les Six Livres de la République comme la puissance supérieure et absolue de l’État, redevient clé. Elle recouvre la capacité d’une entité politique à décider de son destin et à assurer la continuité de son activité en toutes circonstances. Le hard power prend le pas sur le soft power et impose la loi du plus fort, à l’image de la guerre commerciale, monétaire, normative et fiscale conduite par Donald Trump, qui vise en priorité les alliés de l’Amérique, d’autant plus durement traités qu’ils dépendent de Washington pour leur défense. La sécurité est érigée en impératif premier, auquel sont soumises les autres politiques publiques. La maxime d’Otto von Bismarck selon laquelle « la diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments » retrouve une singulière actualité.
Le monde du XXIe siècle se reconfigure, se détournant de l’ordre de 1945 pour renouer avec l’équilibre des puissances du Congrès de Vienne de 1815. Non sans changements majeurs. L’Europe, qui contrôlait le monde au XIXe siècle, est marginalisée et dominée dans le système post-occidental du XXIe siècle. Il ne peut y avoir aujourd’hui ni concert des nations, ni juste équilibre des puissances compte tenu de l’absence de valeurs et d’institutions communes – y compris au sein de ce qui reste d’Occident –, et du refus d’un ordre international par les États-Unis et les empires autoritaires. Enfin, il n’existe plus une superpuissance pour réassurer le système comme le firent le Royaume-Uni au XIXe siècle ou les États-Unis au XXe à partir de 1945, ce qui le rend particulièrement instable et dangereux.
Dans cet âge des empires, l’efficacité des États détermine la capacité de résistance des nations. Face aux crises, aux chocs et aux agressions, la légitimité et la rapidité de la décision publique, les marges de manœuvre financières, la capacité à dissuader les prédateurs, la faculté de mobiliser l’économie et la société sont clé. Elles déterminent la nouvelle hiérarchie des puissances. Les empires autoritaires, fondés sur la guerre à l’intérieur comme à l’extérieur, disposent d’un avantage. Mais les démocraties, si elles savent surmonter leur déstabilisation initiale puis battre le rappel et unir leurs formidables ressources, peuvent l’emporter sur le long terme, comme l’a montré l’histoire du XXe siècle;
L’Union européenne à la merci des prédateurs
Pour l’heure, l’Europe est la grande perdante de cette nouvelle donne. Fondée sur le dépassement des nations et sur la fondation de la paix sur le commerce et le droit, l’Union se trouve prise à contrepied et à la merci des prédateurs, qu’il s’agisse de la menace existentielle de la Russie, du dumping de la Chine, des ambitions territoriales et de l’offensive religieuse de la Turquie, de l’impérialisme des États-Unis, qui sont passés de protecteur à adversaire – des revendications sur le Groenland à l’humiliation lors des sommets du G7 et de l’Otan en passant par l’instauration d’une surtaxe de 30 % sur les exportations en dépit de l’abandon de la fiscalité sur les Gafam et de l’exonération des entreprises américaines de l’impôt minimal de 15 %.
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(Chronique parue dans Le Point du 21 juillet 2025.)
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