« Next », le dernier ouvrage d’Alessandro Baricco pointe les excès du capitalisme mondialisé, sans toutefois proposé une vision globale de la mondialisation.
« Il n’est pas nécessaire d’aimer le monde qui vient pour le voir venir », soulignait Chateaubriand, analysant l’émergence de la société démocratique. Il n’est pas davantage besoin d’être un expert pour tenter d’éclairer les hommes sur les mouvements de l’Histoire ou des sociétés. Les grands romanciers, notamment, possèdent cette supériorité sur les savants ou les technocrates d’aller droit à la vérité en saisissant l’esprit d’une époque ou la nature d’un phénomène historique : ainsi les livres d’Orwell ou de Soljenitsyne nous en apprennent-ils plus sur le totalitarisme ou l’Union soviétique que des bibliothèques entières de sciences ou d’économie politiques.
Aussi la volonté d’Alessandro Baricco de réfléchir à la mondialisation du point de vue de l’écrivain suscite-t-elle d’emblée l’intérêt et la sympathie. « Next » est né au lendemain du sommet de Gênes : la conjonction absurde d’une ville en état de siège, de l’ascension aux extrêmes de la violence des manifestants et des policiers, de l’absence de tout résultat ou décision à l’issue du G8 ne laissait aucun doute sur le fait qu’il y avait désormais quelque chose de pourri au royaume de la world company.
Mais, à prétendre ramener la mondialisation compliquée à des idées simples, Baricco manque sa cible. Sa démonstration s’organise autour de trois thèses :
- La mondialisation, c’est l’argent ;
- La politique, c’est la publicité pour la mondialisation, donc pour l’argent
- Le monde moderne, c’est la loi du plus fort, avec pour principe l’hyperpuissance des marques (Nike, Coca-Cola, McDonald’s…) et des multinationales de la culture. Sous la virtuosité du style et la finesse des exemples disséqués, le schéma explicatif se ramène donc à un marxisme sommaire, fondé sur un strict déterminisme économique, assez inattendu chez un écrivain de cette profondeur. Dans l’ordre de la connaissance, « Next » se contente de confirmer que la nation tend à redevenir une valeur de gauche, tandis que l’internationalisme rebascule vers la droite.
En réalité, l’économie n’est qu’une facette de la mondialisation : la diffusion instantanée des idées ou des images (voir l’impact du reportage montrant la mort d’un enfant palestinien sous les balles d’un sniper israélien), la propagation accélérée des pandémies, les jalons de société civile à l’échelle de la planète, la naissance d’institutions incarnant l’existence de valeurs universelles, telle la Cour pénale internationale, en sont autant de manifestations qui ne peuvent être réduites au champ économique. Pour ce qui est de l’économie, l’affirmation que le profit se situe au cœur du capitalisme peut difficilement passer pour une découverte. Enfin, l’idée que le politique est un simple leurre entre les mains des chefs d’entreprise relève des erreurs grossières, partagées par les soldats perdus du communisme et par les idéologues de Davos. La crise ouverte par les attentats du 11 septembre 2001 a spectaculairement rappelé que le politique restait autonome et ne se réduisait pas à une simple superstructure du capitalisme, fût-il global.
Il est bien vrai que la décennie 1990 fut placée sous le signe d’un après-guerre miraculeux et fou, où prospérèrent nombre d’illusions, de la fin de l’Histoire à la guerre propre, qui n’épargnèrent pas l’économie : les mythes de la fin des cycles et du travail, ou encore la nouvelle économie, furent autant de déclinaisons de l’utopie selon laquelle les économies et les sociétés pouvaient s’autoréguler et s’affranchir de toute forme de pouvoir politique. Marx soulignait à juste titre que « le capitalisme engendre, avec l’inexorabilité d’une loi de la nature, sa propre contradiction ». Force est de constater qu’en matière de mondialisation Kenneth Lay, président déchu d’Enron, aura fait davantage qu’Attac et tous les mouvements contestataires pour réformer les excès du capitalisme des années 90 et relégitimer sa nécessaire régulation par le pouvoir politique.
Ainsi « Next » s’interrompt-il brutalement au moment où il aborde son véritable objet avec le caractère ambigu et dialectique de la mondialisation. Elle a besoin que le monde accepte de penser le futur sans préjugés et soit prêt à cesser de défendre un présent qui déjà n’existe plus, conclut Baricco. Penser la globalisation propre, imaginer les institutions et les règles permettant de concilier le potentiel de liberté et de création que recèle la société ouverte avec la maîtrise des risques qu’elle génère, telle est de fait la vocation des intellectuels en ce début de XXIe siècle. Next time, just do it, Alessandro !
(Chronique parue dans Le Point du 22 mars 2002)