Nul ne peut douter qu’un choc sur la dette française porterait le coup de grâce à la monnaie unique.
Pour l’euro, l’été s’annonce meurtrier. Loin d’avoir été apaisée par le Conseil européen du 29 juin, la crise de la monnaie unique connaît une brutale aggravation. L’Espagne relève désormais d’un plan de sauvetage. Elle cumule une récession de 1,5 %, une dette et un déficit publics de 69 % et 8,5 % du PIB, un taux de chômage de 25 %. Elle emprunte à plus de 7 %, ce qui alourdira la charge de la dette de 9 milliards d’euros dès 2013. Les comptes des régions, des banques et des entreprises se révèlent inexacts, ce qui alimente une fuite des capitaux qui a atteint 100 milliards d’euros au premier trimestre. L’Italie n’est guère mieux lotie, qui, en dépit des réformes réalisées par Mario Monti, affiche un recul de l’activité de 1,9 % et une vive progression du chômage sur fond de faillite de la Sicile. La Grèce prétend renégocier le plan de réduction de sa dette à 120 % du PIB en 2020, alors que l’exaspération de ses créanciers est à son comble. D’un côté, elle sombre dans le chaos avec une chute du PIB de 7 % en 2012 et un taux de chômage de 22 % qui attisent violences sociales et instabilité politique. De l’autre, l’impuissance du gouvernement et le clientélisme mettent en échec son ajustement : ainsi, depuis 2001, les engagements de réduction des effectifs de fonctionnaires, de regroupement des 200 agences publiques et de lancement d’un programme de privatisations de 50 milliards d’euros sont restés lettre morte. Dans ces conditions, le versement de 31,5 milliards prévu fin août paraît hautement improbable. Et ce d’autant qu’au nord l’Allemagne, les Pays-Bas et le Luxembourg sont menacés de perdre leur notation financière AAA en raison des risques liés à l’aide aux pays du Sud et à l’exposition de leurs banques.
La stratégie européenne du « trop peu, trop tard, trop incohérent » menace l’euro d’éclatement. Les mesures d’urgence arrêtées par le Conseil européen restent inappliquées en raison de quatre obstacles. Le premier, technique, provient des failles dans les dispositifs d’aide, dont la dimension (500 milliards d’euros) est notoirement insuffisante et dont la mise en oeuvre a pour effet de dégrader soit la dette des Etats aidés, soit les titres des créanciers privés. Le deuxième, économique, tient à la divergence exacerbée entre l’Europe du Sud en récession et l’Europe du Nord en situation de plein-emploi. Le troisième est lié à la pression des marchés, qui organise un transfert du Sud vers le Nord avec les taux prohibitifs demandés à l’Espagne et l’Italie et les taux négatifs dont bénéficie l’Allemagne. Enfin, les obstacles institutionnels et politiques deviennent dirimants, à l’image des délais exigés par la Cour de Karlsruhe et surtout de la double révolte qui pointe dans les opinions contre l’austérité dans le Sud et contre la solidarité forcée dans le Nord.
À court terme, la survie de l’euro est entre les mains de Mario Draghi. Sous son autorité, la BCE a radicalement changé de stratégie en impulsant la baisse des taux, la réduction de la surévaluation de l’euro et le recours massif à la création monétaire. La BCE peut seule aider l’euro à passer l’été à travers trois actions déterminantes : la reprise d’achats de titres de la dette publique des Etats en difficulté – Espagne et Italie en tête ; le lancement d’un nouveau programme de prêts à très long terme et à très faible taux pour garantir la liquidité des banques ; la délivrance d’une licence bancaire au Mécanisme européen de stabilité pour faciliter ses interventions.
À plus long terme, le sauvetage de l’euro passe par une intégration renforcée de la zone. D’un côté, une politique économique associant détente monétaire et rigueur budgétaire, réformes structurelles et coordination étroite des États membres. De l’autre, une refonte des institutions à travers la mise en place d’un gouvernement économique, la reconnaissance du rôle de prêteur en dernier ressort de la BCE, la mise en place d’une union bancaire et d’une union budgétaire, l’affirmation du principe de solidarité financière avec pour contrepartie l’aménagement d’une procédure de sortie applicable aux Etats violant le pacte budgétaire.
À moyen terme, en l’absence d’une prise de conscience politique collective, l’euro se désintégrera et l’Europe avec lui. Avec pour conséquence l’éclatement du grand marché, qui constitue le premier pôle du commerce international, ce qui plongerait le monde dans la dépression. Il est possible d’éviter cet engrenage. Ainsi doit-on dissocier l’Union à vingt-sept et demain vingt-huit, chargée du grand marché, qui obéit à la logique de l’élargissement, de la zone euro à dix-sept et bientôt dix-huit, qui joue sa survie dans une intégration renforcée. Surtout, les États doivent accepter les transferts de souveraineté sans lesquels l’euro rejoindra l’Union latine de 1865 et le bloc-or de 1933 dans le cimetière des unions monétaires. L’Allemagne et la France ont une responsabilité particulière, le couple pouvant seul fournir le leadership politique indispensable au pilotage de la sortie de crise. L’Allemagne réassure la monnaie unique tout en l’emprisonnant dans un rigorisme monétaire et juridique battu en brèche par la crise. La France joue double jeu, qui cherche à constituer un axe des faibles pour pérenniser le modèle insoutenable de la croissance à crédit, tout en refusant les réformes de son modèle économique et social qui lui permettraient d’éviter de télescoper le mur de la dette. Or nul ne peut douter qu’un choc sur la dette française porterait le coup de grâce à la monnaie unique. La raison économique et politique milite assurément en faveur du sauvetage de l’euro. Mais les Européens, qui inventèrent le logos, ont-ils encore la volonté, la lucidité et la confiance en eux suffisantes pour se montrer raisonnables ?
(Chronique parue dans Le Point du 02 août 2012)