Chef-d’œuvre en péril, l’État-nation est soumis à rude épreuve au XXIe siècle. De sa survie dépend l’avenir de nos sociétés démocratiques.
L’État-nation, au XIXe siècle, servit de berceau à la souveraineté nationale, à la société démocratique et à la révolution industrielle. Au XXe siècle, il fut le socle de la résistance des nations face aux empires – qu’ils soient idéologiques ou coloniaux – et des démocraties face aux totalitarismes. C’est en son sein qu’ont été élaborés et reconnus les droits civiques, politiques, économiques, sociaux puis environnementaux.
Le XXIe siècle place les États-nations sur la défensive. La multiplication des États (197 contre 59 en 1919) va de pair avec leur fragilité croissante. L’effondrement des États touche tous les continents y compris l’Europe comme le montrent certains pans de l’ex-Yougoslavie ou la Grèce. La guerre, naguère marque distinctive des États, les oppose de moins en moins et se déroule de plus en plus au sein des nations : sur les vingt conflits armés majeurs en cours, un seul met aux prises deux États (le Soudan contre le Soudan du Sud).
Le paradoxe veut que l’État se délite y compris dans l’Occident qui l’a inventé, au moment où les démocraties prétendent reconstruire des nations, entraînant de cinglants échecs au Kosovo, en Irak, en Afghanistan ou en Libye. De même, sous l’apparent retour de l’État dans l’économie à travers le foisonnement des impôts et des réglementations, de la répression financière et du contrôle des capitaux, du durcissement des frontières et du protectionnisme, la crise du capitalisme universel réduit drastiquement leurs moyens d’action. Dans la société ouverte, l’État n’est plus vecteur de modernité mais frein au changement.
La mondialisation déstabilise en effet profondément les États. Elle met en échec le contrôle de leurs territoires et de leurs populations avec les mouvements migratoires, les marchés, les technologies et le cybermonde qui se jouent des frontières nationales. Elle les prive du monopole de l’exercice de la violence légitime avec le changement de statut des organisations terroristes ou criminelles qui deviennent des acteurs stratégiques. Elle débouche sur leur surendettement à travers l’envolée de la dette publique au nord (108 % du PIB). Elle véhicule l’individualisme, y compris au sein des nouvelles classes moyennes du Sud qui ont joué un rôle clé dans les révolutions du monde arabe, les manifestations en Chine, en Russie ou au Brésil. La déflation déstabilise les classes moyennes du monde développé, encourageant le séparatisme – de la Catalogne à l’Italie du Nord en passant par la Flandre – et le populisme, jusqu’à rendre les démocraties ingouvernables – à l’exemple des États-Unis sous la pression du Tea Party.
L’État se voit contesté dans ses fonctions – y compris régaliennes – comme dans ses leviers d’action traditionnels. Les États se révèlent impuissants à contrôler les flux de migrants ou de réfugiés. La levée de l’impôt bute sur la dématérialisation des transactions (financières ou cybernétiques), sur la délocalisation des individus, des capitaux et des entreprises, sur la révolte contre les prélèvements confiscatoires comme dans le cas de la France. La politique monétaire est épuisée avec la généralisation des taux zéro et des stratégies quantitatives non conventionnelles qui ont démesurément gonflé le bilan des banques centrales. Dans la zone euro, elle a été transférée à la BCE, placée en dehors de tout contrôle démocratique et aujourd’hui en apesanteur vis-à-vis des traités. Enfin, la dérive des États-providence (dont les engagements atteignent 450 % du PIB de l’Union) contribue aux maux sociaux contre lesquels ils sont censés lutter, à commencer par le chômage de masse, et sape la volonté de vivre ensemble qui constitue le ciment des nations.
Les organisations internationales reproduisent aussi le blocage des États. L’ONU est paralysée par les rivalités de puissance comme le souligne la crise syrienne. L’OMC tente vainement depuis 2001 de parvenir à un accord commercial global dans le cadre du cycle de Doha. L’Union européenne est réduite à l’impuissance par le démantèlement de la logique communautaire et la renationalisation des politiques.
Ainsi, au XXIe siècle, les États-nations sont de plus en plus pauvres et impuissants tandis que prospèrent les empires -telle la Chine- et les cités-États -tels Singapour, Hongkong, Shanghai, Dubaï, Doha ou Luxembourg. Elles composent, avec les mégalopoles clés de la mondialisation (Los Angeles, San Francisco, New York, Londres, Istanbul, Djakarta, Lagos, San Paulo…), un réseau de nœuds paraétatiques et interconnectés qui constituent l’armature de la mondialisation et concentrent richesses, talents, innovation.
L’État-nation est un chef-d’œuvre en péril. Son ébranlement financier, économique et politique crée une menace directe sur la paix civile et sur la stabilité du monde. Il demeure en effet un pivot décisif des sentiments d’appartenance, du fonctionnement des marchés et de l’État de droit, de l’exercice de la liberté politique. Il reste un régulateur essentiel pour endiguer les passions collectives et l’emballement de la violence. Voilà pourquoi il faut conforter les États en les réinventant. En les désendettant pour restaurer leur souveraineté. En les ouvrant sur les acteurs économiques et sociaux. En relançant leur intégration régionale et en les organisant en réseaux. L’État-nation survivra tant qu’il trouvera la volonté et la capacité de se réformer.
(Chronique parue dans Le Figaro du 11 novembre 2013)