Dans le nouvel âge de la mondialisation, les turbulences sont globales et les pays émergents sont dans l’œil du cyclone.
Après les États-Unis en 2008 avec la faillite de Lehman Brothers, puis l’Europe en 2009 avec la crise des risques souverains, les pays émergents sont frappés par une vague d’instabilité financière. La mondialisation entre ainsi dans une nouvelle phase. Depuis 2000, elle était placée sous le signe du développement accéléré des pays du Sud et des turbulences de plus en plus fortes dans les pays du Nord. Aujourd’hui, une nouvelle ligne de clivage apparaît qui ne passe plus entre le Nord déclinant et le Sud triomphant mais entre les pays qui réussissent à se moderniser et les autres.
Ainsi, la reprise de l’économie mondiale est tirée par les États-Unis, qui ont réalisé un formidable repositionnement de leur appareil de production. À l’inverse, les craquements se multiplient dans le monde émergent : menace de krach bancaire en Chine où les dettes cumulées sont passées de 130 à 218 % du PIB depuis 2008 et où le système bancaire clandestin a gonflé jusqu’à représenter 44 % du PIB ; violent décrochage des devises (-30 % pour le peso argentin, 15 % pour la livre turque, 12 % pour le real brésilien et le rand sud-africain, 10 % pour le rouble russe) accompagné de fuites massives de capitaux ; émeutes en Turquie et au Brésil tandis que l’Ukraine et la Thaïlande sont au bord de la guerre civile.
Il est indéniable que la politique monétaire des États-Unis a joué un rôle en déversant massivement des liquidités vers les émergents via l’assouplissement quantitatif à partir de 2008, puis en déclenchant fin 2013 un mouvement progressif de hausse des taux d’intérêt avec le début de son resserrement. Mais la Fed a été le révélateur plutôt que le moteur du choc. De même, la mécanique des marchés qui impulse la rotation géographique des capitaux amplifie le mouvement plutôt qu’elle ne le crée.
Le retournement qui affecte les émergents renvoie aux déséquilibres de leur développement. Déséquilibres économiques avec l’épuisement des modèles de croissance extravertie. Déséquilibres sociaux avec l’exacerbation des inégalités.
Déséquilibres monétaires avec la poussée de l’inflation (6 % en Inde et au Brésil, 6,5 % en Russie, 28 % en Argentine).
Déséquilibres financiers avec le gonflement des dettes et des bulles spéculatives. Déséquilibres extérieurs avec le creusement des déficits courants, à l’image de la Turquie où il s’élève à 7,2 % du PIB, alimentant une dette extérieure de 45 % du PIB. Déséquilibres politiques avec la révolte des nouvelles classes moyennes contre les dérives autocratiques, la corruption, la faiblesse de l’État de droit et les inégalités en Inde, au Brésil, en Turquie ou en Afrique du Sud.
Pour autant, ces difficultés n’impliquent ni un risque systémique pour la croissance mondiale, ni l’arrêt du processus d’émergence qui accompagne la mondialisation. D’abord, la secousse ne concerne que les pays de Sud les plus fragiles : le Mexique, la Colombie ou le Chili, la Corée et le Vietnam continuent à afficher d’excellentes performances ; de même, l’Afrique poursuit son décollage avec une croissance de 6,3 %. Nombre des pays affectés par la baisse de la croissance, le gonflement du crédit et l’instabilité financière ont renforcé la solidité de leur système bancaire et continuent à disposer de réserves de change considérables (3 400 milliards de dollars pour la Chine, 450 milliards pour le Brésil). Les risques de contagion sont par ailleurs limités par la diversité des situations et l’existence de coupe-feu : contrôle par l’État du secteur financier et non-convertibilité du yuan dans le cas chinois ; protectionnisme et contrôle des changes dans le cas de l’Argentine.
Surtout, les pays émergents disposent d’atouts majeurs qui leur assurent un potentiel de croissance élevé : la vitalité de la démographie, la dynamique de l’industrialisation et de l’urbanisation, le rattrapage technologique qui alimente les gains de productivité, la montée des nouvelles classes moyennes qui représentent le tiers de la demande mondiale, l’amélioration du climat des affaires et du pilotage macroéconomique, les progrès de l’État de droit et de la gouvernance.
Dans le nouvel âge de la mondialisation qui s’ouvre, nul pays ou continent ne bénéficie de rente de situation. Les capitaux et les investissements, les emplois et les talents, les entreprises et les activités se concentreront dans les nations qui montrent leur capacité à s’adapter et se réformer en permanence mais aussi à coopérer. De ce point de vue, la tempête qui secoue les émergents témoigne de la régression de la concertation internationale depuis la mobilisation contre la déflation lors du G20 de Londres en avril 2009. À ce jeu non coopératif, il n’est que des perdants, au nord comme au sud.
(Chronique parue dans Le Figaro du 10 février 2014)