Un siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, la dynamique des révolutions et des guerres est de retour.
Les espoirs de démocratie nés du printemps arabe se sont dissous dans le fondamentalisme religieux et la violence. De sanglantes guerres civiles se sont installées en Libye, exportant le terrorisme dans l’ensemble du Sahel, et en Syrie, nouvelle frontière de la « guerre de trente ans » qui s’est engagée entre sunnites et chiites. Les calamiteuses expériences des gouvernements islamistes se sont soldées en Égypte par un coup d’État militaire et en Tunisie par l’installation d’un gouvernement de transition, sans parvenir à rétablir la paix civile et à relancer l’économie. La pression redouble sur les monarchies du Golfe, fragilisées par le retrait des États-Unis du Moyen-Orient et leur rapprochement avec l’Iran. L’onde de choc se poursuit sous la forme d’une série de soulèvements contre les régimes autocratiques, liberticides et corrompus. Les classes moyennes urbaines, éduquées et connectées sont au cœur des révoltes qui secouent la Turquie de Recep Erdogan, le Venezuela chaviste de Nicolas Maduro ou la Thaïlande affairiste et népotiste du clan Shinawatra.
Les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance électronique planétaire mise en place par les États-Unis ont souligné la dimension stratégique de l’économie numérique. Sa domination par l’oligopole du GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) joue un rôle clé dans la réinvention d’un modèle de production compétitif. Elle est au cœur de la stratégie d’endiguement de la Chine et de ses champions : Huawei, Lenovo ou Alibaba. Le contrôle de l’économie des données s’affirme comme un enjeu majeur en termes de croissance mais aussi d’atteinte potentielle à la souveraineté et aux libertés, justifiant les prises de position d’Angela Merkel en faveur d’un Internet européen.
La configuration stratégique de l’Asie présente de troublantes ressemblances avec la situation de l’Europe de 1914 : déstabilisation par les revendications de la nouvelle puissance émergente qu’est la Chine, course à la croissance et aux armements, exaltation nationaliste, mécanique des alliances. La Chine et le Japon sont confrontés à la nécessité de redéfinir leur modèle économique, ce qui s’accompagne d’une exacerbation des passions nationales. Le lancement par Xi Jinping de réformes radicales avec pour objectifs le désendettement (220 % du PIB), l’extension du marché et la restructuration des entreprises d’État va de pair avec le refus de tout compromis sur l’histoire et les revendications territoriales visant les îles Senkaku, Spratleys ou Paracels. Avec à la clé une nouvelle hausse de 12,2 % du budget militaire porté à 96 milliards d’euros. Le Japon n’est pas en reste qui associe lutte contre la déflation, réouverture des centrales nucléaires, réarmement et volonté de réforme de la Constitution pacifiste, rhétorique nationaliste et révisionnisme historique – symbolisé par la visite de Shinzo Abe au sanctuaire shinto de Yasukuni, qui a déchaîné la fureur de la Chine et de la Corée tout en créant des tensions avec les États-Unis.
La révolution ukrainienne puis l’annexion de la Crimée par la Russie ont ouvert en Europe la plus grave crise depuis la chute du mur de Berlin. L’organisation, sur le modèle de la crise géorgienne, de la sécession de la Crimée par référendum, sous la menace d’une intervention militaire avec la mobilisation de 80 000 hommes aux frontières, constitue une violation inacceptable du droit international. La Russie rend ainsi inéluctables des sanctions économiques sévères, qui remettront en cause les acquis de deux décennies d’intégration dans l’économie et la communauté internationales. Le prix à payer pour le projet de reconstitution d’un empire orthodoxe est déjà très lourd : une croissance revenue à 1 %, contre 5,5 % dans les années 2000, la chute de 20 % de la Bourse de Moscou et du rouble, des fuites de capitaux de 45 milliards depuis le début de 2014, la hausse de l’inflation et des taux d’intérêt, la remise en question de l’axe noué avec l’Allemagne, la déstabilisation des exportations vers l’Europe.
Dans un monde sans réassurance par une superpuissance, les risques stratégiques sont multipliés par la diversité des acteurs, l’effritement du leadership, la diffusion et l’éclatement des moyens de puissance, l’affaiblissement des États. Les passions nationales et religieuses restent plus fortes que les intérêts économiques. L’Europe ne peut, sauf à mettre en péril sa souveraineté et sa liberté, rester un vide de sécurité et de stratégie face au feu croisé du développement des émergents, de l’impérialisme technologique américain, du renouveau des ambitions de puissance et du recours à la force armée à ses frontières.
(Chronique parue dans Le Figaro du 17 mars 2014)