Treize ans après sa faillite, l’Argentine est toujours poursuivie par ses créanciers. Analyse.
Treize ans après son retentissant krach en 2001, l’Argentine se trouve à nouveau au bord du défaut de paiement. La Cour suprême des États-Unis, le 16 juin, a refusé de se saisir du recours contre la décision du juge new-yorkais Thomas Griesa. Celle-ci condamne Buenos Aires à rembourser à leur valeur initiale – soit 1,33 milliard de dollars – les obligations détenues par deux fonds, NML Capital et Aurelius Capital Management, qui avaient refusé de participer aux opérations de restructuration de 2005 et 2010 prévoyant le paiement de 90 milliards d’emprunt avec une décote de 70 % ; elle interdit par ailleurs le remboursement des autres créanciers avant l’exécution du jugement. Cristina Kirchner, qui s’est érigée en héraut de la lutte contre les fonds, fait face à un dilemme : soit conclure avec eux un accord sous l’autorité de la justice américaine d’ici au 30 juillet, avec le risque d’ouvrir la porte aux autres créanciers, dont les demandes pourraient atteindre 15 milliards de dollars ; soit placer l’Argentine en défaut de paiement.
En une décennie, le néo-péronisme des Kirchner a ruiné l’un des pays les plus riches d’Amérique latine. Le truquage systématique des statistiques économiques ne parvient plus à camoufler une faillite généralisée. Faillite économique, avec l’entrée en récession depuis fin 2013 et la disparition de l’excédent commercial. Faillite monétaire, avec une inflation de 33 % et les dévaluations en chaîne du peso contre le dollar, qui s’échange sur le marché noir à 60 % au-dessus de son cours officiel. Faillite budgétaire, avec un déficit structurel de 5 % du PIB. Faillite financière, avec la fuite massive des capitaux et la fonte des réserves : elles sont passées de 53 milliards en 2011 à 28,5 milliards, contraignant le pays à renouer avec ses créanciers à travers le Club de Paris (accord du 29 mai 2014 sur le remboursement de 9,7 milliards de dollars sur cinq ans) ainsi qu’à indemniser Repsol à hauteur de 5 milliards de dollars pour la confiscation de la société pétrolière YPF. Faillite sociale, avec la paupérisation de 40 % de la population, un vaste chômage masqué, des coupures d’eau et d’électricité endémiques, des pénuries de biens de première nécessité qui pâtissent des restrictions à l’importation. Faillite des institutions et de l’État de droit, avec une vague de pillages et la multiplication des lynchages, en réaction à l’explosion des agressions et des homicides et à une police et une justice notoirement inefficaces et corrompues qui contribuent à entretenir la violence au lieu de l’endiguer.
La descente aux enfers de l’Argentine, qui regorge de richesses et d’atouts, ne doit rien à la mondialisation ou aux marchés financiers, mais tout à un système et une classe politiques calamiteux, dont le péronisme est le fléau et Cristina Kirchner le symbole. Elle contraste avec le renouveau de l’Amérique latine, porté par les nations qui ont fait le choix de la démocratie, du marché et de l’ouverture internationale. D’un côté, le Mexique, la Colombie ou le Chili conjuguent stabilisation des institutions, croissance soutenue, réduction de la pauvreté et émergence d’une classe moyenne. De l’autre, l’Argentine se désintègre aux côtés du Venezuela de Nicolas Maduro – où l’inflation culmine à 60 % -, en communiant dans l’autoritarisme, le populisme, l’étatisme et le protectionnisme.
L’Argentine constitue un cas d’école de faillite d’État, dont se dégagent cinq leçons :
- Contrairement à la vulgate keynésienne, les États peuvent faire faillite et finissent par devoir payer – au moins partiellement – leur dette, dont le poids ruine en priorité les plus pauvres. Le défaut demeure le moyen le plus ruineux de restructurer une dette publique.
- L’Argentine est un État voyou qui a érigé en modèle économique la spoliation à intervalles réguliers des investisseurs et de ses créanciers publics et privés. Les fonds injustement qualifiés de « vautours » ont fait oeuvre de salubrité publique en rappelant Buenos Aires au respect de ses obligations financières et de la règle de droit. Seule leur pression a contraint les autorités argentines à conclure un accord avec les sociétés étrangères expropriées ou avec le Club de Paris, donc à réintégrer progressivement la communauté internationale.
- Pour autant, l’intervention de la justice américaine soulève deux problèmes majeurs. D’abord, le principe d’extraterritorialité du droit des États-Unis introduit une asymétrie fondamentale dans le fonctionnement des marchés qui découle de leur position dominante, ainsi que dans les sanctions appliquées à BNP Paribas. Ensuite, le renforcement des droits des créanciers peut faire obstacle à la restructuration des dettes souveraines et, partant, augmenter les risques de défaut. Parallèlement à la systématisation des clauses d’action collective dans les contrats d’emprunt, la solution réside dans la création d’un Tribunal international des faillites d’État, conformément à la proposition élaborée par le FMI en 2002 mais refusée par une alliance entre les États-Unis et les grands pays émergents.
- La gestion calamiteuse du défaut argentin conduit à relativiser les critiques adressées à la troïka à propos de la restructuration des pays périphériques de la zone euro, qui ont tous renoué avec la croissance et retrouvé l’accès au marché en moins de cinq ans. Elle souligne a contrario le caractère ruineux d’une sortie de la France de la zone euro, qui se traduirait nécessairement par un défaut en raison de la réévaluation de 40 % des dettes publiques et privées.
- La France est l’Argentine de l’Europe, qui cumule stagnation de l’activité, blocage des gains de productivité et chute de la compétitivité, chômage structurel de masse, paupérisation accélérée de la population, dérapage persistant du déficit et de la dette publique, qui atteint 1 986 milliards d’euros, auxquels s’ajoutent 2 500 milliards d’engagements hors bilan. Seul le caractère systémique de sa défaillance protège encore notre pays contre un choc financier majeur. Voilà pourquoi le désendettement de la France n’est pas un mantra idéologique du FMI ou de nos partenaires européens ; il constitue un impératif dicté par l’intérêt national. Qui vivra par la dette périra par la dette.
(Chronique parue dans Le Point du 10 juillet 2014)