La nouvelle mondialisation a changé la donne. Désormais, les ancien pays émergents doivent trouver une stratégie coopérative de développement.
La Coupe du monde de football était à peine achevée que le Brésil de Dilma Roussef accueillait à Fortaleza le sommet des Brics. Cette sixième rencontre des cinq grands émergents s’est conclue par leur première décision majeure : la création d’une banque de développement dont le siège sera installé à Shanghaï et qui disposera d’un capital initial de 50 milliards de dollars, ainsi que d’un fonds commun de devises doté de 100 milliards de dollars de réserves. La fondation de ces institutions, qui concurrencent directement le FMI et la Banque mondiale et visent à briser le monopole du dollar comme monnaie internationale, matérialise la volonté des Brics de remettre en question l’hégémonie de l’Occident.
À l’image de la Coupe du monde de football, qui, organisée pour mettre en scène le triomphe du Brésil, champion du Sud, a sacré avec la Nationalmannschaft le pays leader de la Vieille Europe, la démonstration de puissance et d’unité des Brics manque sa cible.
Nul ne peut contester que le décollage du Sud, dont les Brics furent les moteurs, constitue le principe de la mondialisation. Nul ne peut ignorer leur force de frappe économique, puisqu’ils rassemblent 40 % de la population mondiale, 25 % du PIB de la planète, 17 % des échanges et 40 % des réserves de change. Nul ne peut contester l’étonnant succès de l’acronyme forgé en 2001 par Jim O’Neill, l’économiste en chef de Goldman Sachs, à l’origine pour justifier le boom des investissements vers les émergents et qui est devenu une réalité diplomatique depuis le sommet d’Iekaterinbourg de 2009.
Pour autant, le défi lancé par les Brics d’une reconfiguration du système multipolaire et du capitalisme universel paraît très hasardeux. Et ce, pour quatre raisons. D’une part, la création d’institutions financières rivales de celles de Bretton Woods intervient en plein trou d’air des Brics, dont la croissance ralentit quand elle redémarre dans le monde développé, notamment aux États-Unis.
L’écart entre la progression de l’activité du Nord et du Sud est revenu, de un à quatre dans les années 2000, à un à deux. D’un côté, certains pays développés, à l’image des États-Unis ou de l’Allemagne, ont spectaculairement rétabli leur compétitivité par des réformes structurelles. De l’autre, les grands émergents doivent transformer leur modèle pour éviter l’enfermement dans la trappe des pays à revenus intermédiaires, réduire les excès de l’endettement privé, qui atteint 100 % de leur PIB, protéger l’environnement et renforcer l’État de droit. La Chine ne maintient une croissance intensive (7,5 %) qu’au prix de l’envolée de la dette (245 % du PIB) et de la dégradation accélérée de son environnement. L’Inde est victime de sa bureaucratie et de la pénurie d’infrastructures. Le Brésil et l’Afrique du Sud voient leur croissance chuter autour de 1 % sur fond d’inflation et de mouvements sociaux. La Russie est entrée en récession et subit le double choc de la révolution énergétique américaine et des sorties massives de capitaux provoquées par les sanctions consécutives à l’annexion de la Crimée et à la crise ukrainienne.
D’autre part, la montée en puissance des Brics est asymétrique et s’explique principalement par les « trente glorieuses » de la Chine, qui a progressé de 3 à 12 % du PIB mondial depuis la fin des années 1970. Dans le même temps, ils sont concurrencés par une nouvelle vague d’émergents : Philippines, Indonésie et Vietnam en Asie ; Mexique et Colombie, dont la croissance de 4,1 et 6,2 % prend le pas sur celle du Brésil ; Nigeria, dont le PIB dépasse désormais celui de l’Afrique du Sud. Ensuite, l’unité des Brics est fictive et cache de profondes divergences. Divergences économiques, entre la Chine, atelier du monde et pleinement insérée dans les échanges internationaux, l’Inde, spécialisée dans les services, le Brésil et l’Afrique du Sud, riches de leurs matières premières, la Russie, qui reste un émirat pétrolier et gazier. Divergences politiques entre les démocraties (Inde, Brésil et Afrique du Sud), l’autocratie russe et le total-capitalisme chinois. Divergences géopolitiques et stratégiques entre la Russie, ancienne superpuissance de la guerre froide qui appartient au monde développé, et les quatre géants du Sud, entre l’expansionnisme des impérialismes russe et chinois et les tenants de la stabilité des frontières, entre le nouveau cours russe d’une paix froide avec les États-Unis – avec, pour dernier avatar, la réactivation des stations d’écoute installées à Cuba – et les pays accordant la priorité au développement des échanges commerciaux. Enfin, les Brics ne s’accordent que sur des mesures ponctuelles dirigées contre le leadership présumé des États-Unis sans disposer d’une vision commune ou d’un projet alternatif de gouvernance du système multipolaire ou du capitalisme universel.
L’essor des pays émergents est bien réel, mais sa poursuite implique à la fois de profondes réformes intérieures et la stabilisation du système géopolitique et économique qui l’a favorisé. Voilà pourquoi le décollage du Sud n’est pas plus fatal que le déclin du Nord. Voilà pourquoi, plutôt que de lutter contre une hégémonie de l’Occident, qui relève aujourd’hui du mythe, et de chercher à fragiliser la nouvelle donne qui a favorisé leur développement, les Brics devaient s’engager dans une stratégie coopérative de stabilisation de la mondialisation, en promouvant des institutions et des règles partagées entre les grands pôles qui structurent l’histoire du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Figaro du 21 juillet 2014)