Depuis que les États-Unis ne jouent plus les gendarmes du monde, l’instabilité et le désordre règnent.
La destruction du Boeing 777 de la Malaysia Airlines par un missile probablement tiré par les milices pro-russes de l’est de l’Ukraine et l’opération terrestre lancée par Israël dans la bande de Gaza confirment la multiplication des points chauds sur la planète. Masqués depuis 2008 par la crise économique et financière, les risques stratégiques reviennent en force, déstabilisant le système international issu de l’après-Guerre Froide.
Jamais depuis la fin des années 70 n’ont été réunis autant de facteurs d’instabilité et de désordre. L’ordre bipolaire de la guerre froide, organisé autour de la fameuse maxime de Raymond Aron : « Paix impossible, guerre improbable », avait été profondément ébranlé par les chocs pétroliers, la défaite des États-Unis au Vietnam, la poussée soviétique en Asie et en Afrique, la révolution iranienne, qui ramenait la religion au premier rang de l’Histoire. De même, aujourd’hui, le monde de l’après-Guerre Froide fondé sur l’universalisation du capitalisme, l’intervention prioritaire des institutions multilatérales pour régler les conflits commerciaux ou diplomatiques, la réassurance par les Etats-Unis est en passe de s’effondrer.
La Chine, forte de l’acquis de ses Trente Glorieuses, a rompu avec la diplomatie du profil bas de Deng Xiaoping pour adopter une ligne d’affirmation de sa puissance dont l’objectif consiste à prendre le pas sur les Etats-Unis. Xi Jinping, qui concentre tous les pouvoirs, équilibre la réforme du modèle économique et la lutte contre la corruption par une politique étrangère expansionniste. Elle vise à prendre le contrôle du Pacifique au détriment des États-Unis et à encercler l’Inde grâce à la constitution d’un « collier de perles » s’étendant de l’île de Hainan au Pakistan. D’où la progression du budget militaire de 18 % par an, la construction d’une marine de haute mer, la priorité accordée à la cyberguerre. D’où la volonté de fragiliser l’alliance entre les Etats-Unis et le Japon, qui a décidé de changer l’interprétation de l’article 9 de sa Constitution en élargissant l’action de ses forces armées de la seule défense à l’intervention aux côtés de ses alliés. D’où le rapprochement de la Chine avec la Corée du Sud et la pression exercée sur l’Asean.
Le système de sécurité européen mis en place depuis 1989, fondé sur le retour à la liberté et à la souveraineté des anciens satellites de l’Union soviétique, sur le partenariat entre l’Otan et la Russie, sur la sécurité collective des frontières, a été dynamité par la Russie avec l’annexion de la Crimée puis la recherche de l’éclatement de l’Ukraine à travers le soutien militaire aux séparatistes de l’Est et l’attisement de la guerre civile. Le renouveau de l’impérialisme russe sous la houlette de Vladimir Poutine vise à réintégrer sous la tutelle de Moscou tous les territoires russophones et les populations orthodoxes. Il débouche sur une paix froide avec l’Occident, marquée par l’escalade des sanctions et des fuites de capitaux massives hors de Russie (75 milliards de dollars au premier semestre 2014), par la réouverture des stations d’écoute russes à Cuba, par des tensions croissantes sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe.
Le Proche et le Moyen-Orient s’enfoncent dans une logique de guerre religieuse, civile et interétatique. Les révolutions du monde arabo-musulman se sont traduites par la défaite systématique des réformateurs libéraux. A l’exception de la Tunisie, elles ont débouché sur le retour en force d’autocraties militaires, à l’image de l’Egypte du maréchal Al-Sissi, ou sur des guerres civiles qui ont provoqué l’éclatement de l’Etat, comme en Syrie et en Libye. Parallèlement, l’Irak n’en finit pas de s’enfoncer dans le chaos. Il en résulte l’ouverture de vastes espaces aux groupes terroristes, du Sahel à l’Irak, une remise en question des frontières issues des accords Sykes-Picot de 1916 et une recomposition rapide des alliances : Israël, l’Egypte et l’Arabie saoudite constituent un axe contre les Frères musulmans et le Hamas, qui ne sont plus soutenus que par la Turquie d’Erdogan, désormais totalement isolée, tandis que l’Iran et la Russie volent au secours de l’Irak d’Al-Maliki.
La déstabilisation de la sécurité en Asie, en Europe et au Moyen-Orient est accélérée par le fait que les Etats-Unis n’ont plus ni les moyens ni la volonté de jouer les gendarmes du monde. Barack Obama, fidèle au mandat reçu des Américains de sortir des guerres d’Irak et d’Afghanistan et de rapatrier les troupes engagées à l’extérieur, opère un double basculement du militaire classique vers la haute technologie, de l’Europe et du Moyen-Orient vers l’Asie. L’échec des interventions militaires en Irak, en Afghanistan et en Libye a montré que l’Occident pouvait encore gagner des batailles et renverser des régimes hostiles, mais non pas gagner la guerre et stabiliser les Etats vaincus autour d’une nouvelle donne démocratique. D’un côté, les guerres postérieures au 11 septembre 2001 ont débouché sur le chaos et la contagion de la violence. De l’autre, les États-Unis ne sont plus les garants de la stabilité du système mondial, qui est à la fois multipolaire, incertain et dangereux.
Les nations libres doivent prendre conscience de la remontée des risques et des surprises stratégiques et les gérer activement au lieu de les nier. Et ce autour de six constats :
- Les tenants de la stabilité internationale sont aujourd’hui en position de faiblesse face aux puissances (Chine, Russie, Iran…), aux forces politiques et sociales, aux organisations terroristes qui souhaitent remettre en question l’ordre de l’après-guerre froide.
- Le système international n’est plus régulé par les seuls Etats, qui ont perdu le monopole de la politique extérieure face au mouvement des sociétés, au développement des entreprises mondialisées, à l’action des groupes criminels et terroristes qui contrôlent de vastes territoires.
- Les États-Unis demeurent la seule puissance globale, mais leur déclin relatif, l’affaiblissement de leur leadership, la déstabilisation de leurs institutions privent le capitalisme universel et le système multipolaire du XXIe siècle d’une réassurance globale.
- La Chine, qui constitue le seul vrai rival des Etats-Unis, se trouve dans une situation paradoxale comparable à celle de l’Allemagne en 1914 : elle est le grand gagnant de l’après-Guerre Froide mais peut céder à la tentation de précipiter des conflits dévastateurs pour faire reconnaître son nouveau rang.
- Face à la déstabilisation du système mondial, l’unité et la mobilisation des démocraties sont indispensables, mais, comme dans les années 30, la désunion et la légèreté prévalent : les États-Unis poursuivent leur repli unilatéral, sapent la crédibilité de leurs engagements, humilient leurs alliés par une surveillance électronique et un impérialisme juridique inacceptables ; l’Europe accélère son désarmement dans la plus parfaite inconscience ; le Japon cultive une rhétorique nationaliste et révisionniste qui contribue à légitimer les positions chinoises en Asie.
- Au moment où la grande Histoire, celle qui s’écrit en lettres de feu et de sang, revient au premier plan, au moment où la médiocrité des dirigeants tranche avec la dégradation de la situation internationale, les citoyens des démocraties doivent méditer le principe que Thucydide rappelait aux Athéniens dans « La guerre du Péloponnèse » :« Se reposer ou être libre, il faut choisir. »
(Chronique parue dans Le Point du 24 juillet 2014)