Entré dans une crise multiforme qui menace autant la paix civile que la paix dans le monde, l’État, pour survivre, doit être réformé en profondeur.
L’État moderne est apparu en Europe à la fin du XVIe siècle au croisement des réflexions de Machiavel sur l’autonomie du politique et de Jean Bodin sur la souveraineté d’une part, de la recherche d’une issue aux guerres de Religion d’autre part. La France inventa alors la monarchie de droit divin tandis que l’Angleterre soumettait progressivement l’autorité au roi, à Dieu et à la loi. Le traité de Westphalie, en 1648, mit fin à la guerre de Trente Ans tout en jetant les bases d’un ordre européen fondé sur la suprématie du politique à travers la reconnaissance du principe « Cuius regio, eius religio ».
Les Lumières, au XVIIIe siècle, érigèrent l’État en pivot de l’autorité publique, garant de la paix civile à l’intérieur et de la défense de la souveraineté à l’extérieur. L’État-nation émergea de la Révolution et de l’Empire.
Au XXe siècle, la guerre totale mit les formidables ressources de la société industrielle au service de l’État total. En érigeant les passions nationales et sociales en religions d’État, en instaurant un culte de la personnalité adossé à une vaste propagande, en systématisant la terreur, en prenant le contrôle de l’économie et de la société, les totalitarismes asservirent les individus et poursuivirent une guerre à mort contre la démocratie. Grâce à la supériorité stratégique et matérielle des États-Unis, les grandes guerres s’achevèrent par la défaite militaire du nazisme et du fascisme en 1945, puis par la désintégration politique du soviétisme en 1989.
Au XXIe siècle, l’État menace moins les libertés par son caractère totalitaire que par son effondrement. Les idéologies de la race ou de la classe ont emporté dans leur chute l’État total. Depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis, le 1er juillet, la Corée du Nord demeure le dernier régime authentiquement totalitaire.
Mais, dans le même temps, l’État est entré dans une crise multiforme qui menace tant la paix civile que la stabilité du monde. Crise économique et financière avec la disparition de toute marge de manœuvre en raison de l’exposition démesurée des banques centrales, du surendettement (118 % du PIB pour les pays développés et jusqu’à 250 % pour le Japon), de la surexpansion des États providence dont les engagements atteignent en Europe 450 % du PIB. Crise sociale avec la hausse des inégalités et de l’exclusion qui mine la cohésion des nations. Crise sécuritaire avec la perte du monopole de la violence légitime, l’incapacité à faire respecter les frontières, la disparition de tout contrôle étatique sur des territoires et des populations entières livrées aux groupes criminels ou aux organisations terroristes. Crise politique avec le refus de la loi générale par les minorités, notamment religieuses, et le blocage des institutions. Crise morale et identitaire qui se traduit par la montée des populismes et des séparatismes, jusqu’au sein des plus anciens États-nations, à l’image du Royaume-Uni menacé de sécession par l’Ecosse. Crise stratégique avec l’impuissance face à la remontée des périls extérieurs et de la violence, qu’elle provienne du réveil des empires, de la renaissance du califat ou du terrorisme, ainsi que le basculement de régions dans le chaos, à l’exemple du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
L’État se trouve déstabilisé par les révolutions de la mondialisation. L’État est contourné par le haut, avec les mouvements de population, les marchés et les technologies, et par le bas, avec l’émancipation des citoyens et des entreprises. L’ubérisation de l’économie permet aux producteurs de s’affranchir des régulations, des normes et des taxes étatiques. Les États sont exsangues, pris en tenaille entre le fardeau du passé et les défis de l’avenir. La désintégration de l’État prive les hommes du XXIe siècle des moyens de gérer les risques planétaires liés à la démographie, à la finance, aux technologies, à l’environnement, à l’énergie, à la montée de l’instabilité et des surprises stratégiques. Elle remet en question le principe même d’une autorité publique légitime. D’où la paralysie de la décision, tant au plan des nations qu’au plan international.
Comme toute forme politique, l’État est mortel. Il ne peut survivre que s’il s’adapte à la configuration de la mondialisation et s’il continue à faire l’objet d’un plébiscite quotidien des citoyens. L’État doit jouer un rôle de pivot pour garer les risques du XXIe siècle. Mais, pour cela, il doit être réformé en profondeur.
L’État, s’il veut répondre à l’accélération de l’Histoire et contribuer à la gestion des chocs, doit devenir plus agile, plus innovant, plus ouvert à la société civile et à l’international. Il doit se recentrer sur ses missions fondamentales de réassurance des risques et sur les ressources rares qu’il est seul à pouvoir mettre en oeuvre. Il doit articuler son action avec celle des autres États, notamment dans la zone euro, dont la survie est indissociable d’une intégration renforcée. Il doit être désendetté de toute urgence. Il doit privilégier des partenariats avec les entreprises, qui vont devoir réinvestir des champs tels que le logement, l’éducation ou la santé.
Enfin, le rôle de l’État dans la stabilité du monde doit être pleinement reconnu, ce qui impose de tirer toutes les conséquences des échecs en chaîne des tentatives de changement de régime conduites en Irak ou en Libye, comme du bilan désastreux des pseudo-révolutions arabo-musulmanes. La révolution de la liberté de 1989 a été un succès historique parce qu’elle a été adossée à des États qui furent le pivot de la sortie du communisme. Il n’existe aucune fatalité à ce que des peuples ou des continents soient tenus à l’écart du développement ou de la démocratie.
L’État a été au cœur des grandes guerres et des tragédies du XXe siècle par sa démesure. Il peut dévaster l’histoire du XXIe siècle par sa décomposition. L’État moderne constitue la colonne vertébrale des nations en même temps que le ciment qui permet à des individus de partager un même destin et une histoire commune. Il n’est pas une relique barbare mais un chef-d’œuvre en péril, indissociable de la démocratie et des succès de l’Occident. C’est sa disparition qui conduit à des situations de chaos et à la guerre de tous contre tous. Voilà pourquoi il est temps que les citoyens cessent de tenir l’État pour une épave qu’il est possible de piller à volonté. L’État n’est plus la solution unique aux problèmes de notre temps, mais il reste un levier indispensable pour stabiliser un monde chaotique et volatil. Cessons de le vénérer pour mieux le dépouiller. Respectons-le, protégeons-le, reconstruisons-le !
(Chronique parue dans Le Point du 16 juillet 2015)