En renonçant à exercer leur leadership, les États-Unis entérinent une nouvelle donne mondiale. A l’Europe de saisir sa chance et d’affirmer sa voix.
De la fin du XVIe siècle au début du XXIe siècle, l’Occident a dominé l’histoire des hommes, inventant la modernité et exportant dans le reste du monde ses valeurs, ses institutions politiques et ses modes de production. L’Europe colonisa ainsi la planète jusqu’à contrôler 70 % de la population mondiale en 1900. Puis les États-Unis imposèrent leur leadership au fil des grandes guerres, assurant la victoire des démocraties en 1918, en 1945, puis en 1989. Les années 2010 marquent une rupture historique en précipitant la désoccidentalisation du monde sous l’effet de plusieurs grandes forces.
La mondialisation a provoqué le réveil des superpuissances du Sud – Chine, Inde, Brésil – et redistribué les facteurs de puissance de manière plus diversifiée. Ce mouvement est aujourd’hui amplifié par la fragmentation des échanges et des paiements mondiaux en pôles régionaux organisés autour des géants émergents, à l’image de l’Asie-Pacifique autour de la Chine.
Après l’effondrement des totalitarismes, une alternative à la démocratie est réapparue avec les démocratures. Elles conjuguent le pouvoir d’hommes forts, l’exaltation des sentiments nationalistes et religieux, la manipulation de l’opinion, le contrôle de l’économie, de la société et des médias. Elles mettent en scène la force comme principe de légitimité et entretiennent un climat de guerre intérieure et extérieure. Elles désignent l’Occident comme leur adversaire prioritaire.
La dissémination de la puissance va de pair avec la prolifération de la violence, qui se traduit par la multiplication des conflits hybrides mêlant guerre civile, tribale, religieuse, interétatique et impériale. Les risques stratégiques changent de nature et d’intensité pour les démocraties.
Mais le changement le plus radical est interne à l’Occident : il provient de la fin du leadership américain. Donald Trump donne une formidable accélération au désengagement des États-Unis en démantelant méthodiquement les instruments de leur influence dans le monde et en détruisant les principes politiques et moraux sur lesquels reposait leur puissance.
Le tournant protectionniste, réaffirmé au sommet du G7 de Taormina, et la dénonciation du libre-échange laissent le champ libre à la Chine pour diffuser son modèle d’économie contrôlée à travers les nouvelles routes de la soie. La déstabilisation des alliances, à commencer par l’Otan avec le refus réitéré de souscrire à l’article 5 qui fonde la solidarité entre les alliés, mine la communauté de destin des démocraties. Les attaques en règle contre l’Europe, ébranlée par le Brexit, détricotent le lien transatlantique. L’abandon du multilatéralisme, illustré par le retrait de l’accord de Paris sur le climat, accroît les risques planétaires et limite la capacité de les gérer. Dans un monde global, l’Occident se fragmente et se divise.
Donald Trump liquide simultanément les institutions qui fondaient l’ordre mondial mis en place après 1945. L’imprévisibilité, l’irrationalité et le populisme de Donald Trump achèvent de ruiner leur légitimité pour réguler le capitalisme, déjà mise à mal par le krach de 2008, et privent leur garantie de sécurité de crédibilité.
Le monde multipolaire du XXIe siècle s’accompagne ainsi de la fin de l’Occident, qui est moins déstabilisé par la rivalité des puissances émergentes que par les populismes qui menacent de le détruire de l’intérieur. Un carré stratégique instable émerge entre les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe. Les Etats-Unis conservent des facteurs de puissance considérables, mais les stérilisent par la perte de confiance dans leur leadership et par leur déshérence stratégique. La Chine est la grande gagnante, qui investit les espaces abandonnés par le repli américain. La Russie et la Turquie, en dépit de leurs fragilités politiques et économiques, ont les mains libres pour progresser en Europe et au Moyen-Orient.
L’Europe doit donc redéfinir une stratégie dans un monde beaucoup plus instable et dangereux où elle ne peut plus compter sur la réassurance économique et stratégique des Etats-Unis. La chancelière allemande, Angela Merkel, a parfaitement pris la mesure de la situation en déclarant : « Les temps sont en partie révolus où nous, Européens, pouvions nous reposer totalement sur d’autres. Nous devrons lutter nous-mêmes, en tant qu’Européens, pour notre avenir et notre destin. » L’Europe doit transformer en chance les risques qui découlent de la fin du leadership américain et du Brexit. La nouvelle donne crée une chance historique pour relancer sa dynamique. Avec quatre priorités : la croissance et l’emploi ; la protection des droits sociaux ; la stabilité monétaire grâce au renforcement de la zone euro : la sécurité à travers une Union pour la défense et la sécurité du continent. Les Européens doivent tirer toutes les conséquences de ce que leur richesse et leur liberté ne leur seront pas données mais devront être conquises par leur travail, leur volonté de se défendre et leur unité.
(Chronique parue dans Le Point du 08 juin 2017)