À l’heure de la probable réélection d’Al-Sissi, l’évolution de ce pays écartelé entre autocratie militaire et dictature islamiste est à suivre de près.
L’élection présidentielle égyptienne du 26 au 28 mars est lourde d’incertitudes, même si le président Al-Sissi se dirige vers une réélection triomphale en dépit de la promesse non tenue de rétablir la stabilité et la prospérité en deux ans, en dépit de l’avortement de la transition démocratique, en dépit d’une impopularité croissante. Deux raisons à cela. Tout d’abord, le maréchal Al-Sissi est de facto le seul candidat. Son unique adversaire sera Moustapha Moussa, un architecte proche des services de sécurité, après que ses deux rivaux potentiels ont dû renoncer à se présenter : le général Ahmed Chafik sous la menace de poursuites pour corruption et le général Sami Anan à la suite de son emprisonnement. Ensuite, le régime fait l’objet d’un large soutien, qui va des États-Unis à l’Arabie saoudite en passant par l’Europe et Israël, au nom de la priorité accordée à la lutte contre l’islamisme radical.
Conduite à la faillite et au bord de la guerre civile par Mohamed Morsi, l’Égypte s’en est remise à la démocrature du maréchal Al-Sissi, qui cumule culte de la personnalité, manipulation des votes, suspension de l’État de droit, répression de l’opposition et des médias, contrôle de l’économie et de la société. Et ce pour répondre aux quatre immenses défis qu’elle doit relever : la conversion du modèle clientéliste hérité de Nasser ; la modernisation du régime militaire, en place depuis 1952 ; la restauration de la sécurité face à la pression des djihadistes ; l’adaptation à la nouvelle donne créée par les guerres sans fin d’Irak, de Syrie, du Sahel et de Libye, par l’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran et par le basculement de la Turquie de Recep Erdogan vers une démocratie islamique.
L’économie égyptienne reposait sur quatre rentes :
- Le tourisme, qui a été divisé par trois entre 2010 et 2016 du fait des menaces terroristes ;
- le canal de Suez, concurrencé par les autres routes maritimes ;
- les transferts d’argent des émigrés réduits par la crise des pays du Golfe ;
- les exportations d’hydrocarbures, qui se sont transformées en importations nettes depuis 2012.
En 2016, le président Al-Sissi a engagé la transformation de ce modèle insoutenable avec la diminution des subventions à la consommation de carburant, la protection renforcée des investissements étrangers, le flottement et la dépréciation de la livre égyptienne, le lancement d’un programme de grands travaux. Ces réformes ont obtenu de premiers résultats positifs en 2017 : croissance de 5 % ; augmentation du nombre des touristes de 55 % ; inflation ramenée à 21 % et déficit public à 10 % du PIB ; réserves de change reconstituées. Mais la reprise tarde à se traduire en progrès social. Le chômage frappe un quart des actifs ; 35 % des Égyptiens vivent dans la pauvreté et 21 % des enfants souffrent de malnutrition.
La crise aiguë de la société égyptienne entre en résonance avec la dégradation de la sécurité. L’Égypte se trouve en première ligne face à l’État islamique avec trois fronts ouverts. Les Coptes, qui constituent avec quelque 10 millions de personnes la communauté chrétienne la plus importante du Moyen-Orient, sont régulièrement la cible d’attentats meurtriers. Une guerre ouverte oppose par ailleurs l’armée aux djihadistes dans les zones frontalières de la Libye et dans le Sinaï, où les opérations sont secrètement coordonnées avec Israël – matérialisant le nouvel axe entre Le Caire, Jérusalem et Riyad.
Face au risque d’effondrement de l’État et de guerre civile, l’armée constitue plus que jamais l’ultime rempart de la nation égyptienne. Mais le pari de l’autocratie militaire pour moderniser le pays s’est jusqu’à présent révélé perdant. Et l’aspiration à la liberté et à la dignité exprimée par les foules de la place Tahrir reste entière. L’Égypte, à l’image du monde arabo-musulman, reste prisonnière du dilemme mortifère entre autocratie militaire et dictature islamiste, l’armée et les Frères musulmans constituant les deux faces de la même médaille.
Or le destin de l’Égypte est plus que jamais un enjeu mondial. Avec 100 millions d’habitants en 2020, elle est le pays le plus peuplé du monde arabe, l’une des clés de l’évolution de l’islam vers la radicalisation ou la modération. Au carrefour de trois continents et de deux mers, son rôle est vital pour endiguer la dynamique du chaos au Moyen-Orient et la contagion du djihadisme en Afrique. Voilà pourquoi les États-Unis et l’Europe doivent nouer avec l’Égypte du président Al-Sissi un partenariat stratégique qui associe, d’une part, le soutien aux réformes économiques, la lutte contre le terroriste islamiste, la stabilisation de la Libye et, d’autre part, le maintien de fortes exigences en ce qui concerne la protection des minorités copte et bédouine ainsi que le progrès de l’État de droit. L’Égypte, comme souvent dans l’Histoire, est un laboratoire pour le monde arabe. Son avenir est d’abord entre les mains des Égyptiens, mais les démocraties ne peuvent s’en désintéresser, car il s’y joue une part de leur sécurité et de leur liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 08 février 2018)