Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Trump… Le « hard power » rebat les cartes géopolitiques.
Joseph Nye inventa en 1990 la notion de soft power pour réfuter la thèse du déclin américain. Ce ne sont pas les Etats-Unis qui régresseraient, mais la puissance qui se transformerait en donnant l’avantage à l’influence qui convainc au détriment de la force qui contraint. L’effondrement de l’intérieur de l’Empire soviétique puis l’enchaînement des guerres perdues d’Afghanistan et d’Irak ont semblé valider la suprématie du soft power. Force est cependant de constater que la décennie 2010 réhabilite le hard power. Le début du XXIe siècle est placé sous le signe d’une brutale accélération de l’Histoire qui multiplie les chocs : démographique, économique, numérique, climatique, politique. D’où une forte demande de protection de la part des individus et des peuples. Les dirigeants des principales puissances du monde, démocraties ou démocratures, communient désormais dans le primat de la force.
Poutine est leur modèle, qui a inauguré le retour en grâce du dirigeant charismatique, du culte de la personnalité et du président à vie. Au pouvoir depuis 1999, il vient d’obtenir par 77 % des voix, au terme d’un scrutin biaisé par des fraudes massives, un cinquième mandat de six ans. Son régime repose sur la fusion de l’Etat et des services de renseignement avec les monopoles de l’énergie et des matières premières. Il assure sa survie par un vaste effort de propagande tourné vers la répression de l’opposition et vers l’exaltation de l’impérialisme russe, indissociable de la diabolisation de l’Occident. La violence est sacralisée, qu’il s’agisse de terroriser ou d’assassiner les dissidents, de mettre en scène la course aux armements nucléaires, les drones ou les lasers, de multiplier les interventions militaires en Géorgie (2008), en Crimée puis au Donbass depuis 2014, en Syrie depuis 2015, ou enfin d’utiliser les réseaux sociaux pour manipuler les scrutins décisifs dans les démocraties à l’étranger.
En Chine, Xi Jinping a révisé la Constitution pour s’octroyer une présidence illimitée. Le basculement vers une présidence impériale va de pair avec la revendication du leadership mondial à l’horizon 2030 en profitant du trou d’air des États-Unis. Pékin déploie une stratégie globale, associant le durcissement du monopole du Parti communiste, l’affectation des dividendes de sa croissance aux entreprises et aux emplois nationaux, la conquête de la mer de Chine, la projection de son modèle via les nouvelles routes de la soie. La démocrature chinoise et son total-capitalisme tendent ainsi à devenir une nouvelle norme, de la Turquie de Recep Erdogan aux Philippines de Rodrigo Duterte en passant par l’Égypte du maréchal Sissi.
Le pouvoir personnel et le culte de la force ne sont pas l’apanage des démocratures, comme le montrent les États-Unis de Donald Trump. En une année, il a détruit plus d’un siècle de soft power des États-Unis. Alors même que toutes les interventions militaires se sont soldées par des désastres depuis 2000, le budget militaire a été porté à 726 milliards de dollars quand celui du Département d’État était réduit de 37 %, ce qui ne laisse que 9 400 diplomates en poste à l’étranger, contre 270 000 soldats. La réforme fiscale, la déréglementation financière, le contrôle des investissements, la multiplication des sanctions commerciales – les dernières pour contraindre la Chine à réduire son excédent avec les États-Unis – sont devenus autant d’armes protectionnistes. Les leviers d’influence des États-Unis, des traités de commerce aux alliances en passant par les institutions multilatérales, sont systématiquement démantelés.
La priorité donnée au hard power renforce les tensions entre États, qu’il s’agisse des guerres commerciales et monétaires ou des risques de conflits armés. Une nouvelle course aux armements est lancée, qui se traduit par la hausse de 10 % par an des budgets militaires. Il est bien vrai que les stratégies fondées sur le seul hard power sont condamnées à long terme, à l’image de la faillite démographique et économique programmée de la Russie. Il est bien vrai qu’il est aisé de prendre des gages en commençant la guerre, mais qu’il est beaucoup plus difficile de la terminer et de faire la paix – en Syrie comme en Afghanistan. Mais les impasses à long terme du hard power peuvent laisser la place à de redoutables succès immédiats, comme l’ont montré les totalitarismes du XXe siècle.
Les illusions autour de l’avènement de la démocratie de marché et de la communauté internationale sont mortes. Le monde reste une jungle où les monstres sont de retour. S’y promener désarmé, c’est s’afficher comme une proie à dévorer. Machiavel soulignait à juste titre qu’« un des maux qui arrivent d’être désarmé est que l’on devient méprisable ». L’Europe doit entendre le signal d’alerte que lui adressent les hommes forts et leur politique de puissance. Elle doit réarmer sur les plans militaire, politique, intellectuel et moral.
(Chronique parue dans Le Point du 22 mars 2018)