À l’image de la guerre d’Espagne pour le second conflit mondial, la tragédie syrienne sert de laboratoire aux conflits du XXIe siècle.
Après Alep l’année dernière et la Ghouta orientale au printemps, les troupes du régime de Damas, avec l’appui de leurs alliés russe et iranien, viennent de reprendre le contrôle de Deraa. La victoire est très symbolique car l’insurrection contre Bachar el-Assad est née à Deraa, le 15 mars 2011, faisant suite à l’arrestation et la torture d’une quinzaine d’adolescents accusés d’avoir inscrit des slogans hostiles au dictateur syrien sur les murs de leur école.
La reconquête de la Syrie par les troupes loyalistes obéit à une logique de guerre de siège. Son modèle est à chercher dans la reprise de Grozny, en Tchétchénie, par l’armée russe. Une première phase militaire voit l’encerclement de la ville, sa destruction méthodique par des bombardements aériens qui ciblent les infrastructures vitales pour les civils (marchés et points d’approvisionnement, distribution d’eau et d’électricité, hôpitaux…) jusqu’à la forcer à l’exil, enfin l’éradication des ultimes rebelles. Une seconde phase d’épuration politique s’ouvre alors, organisée autour du pillage et de la confiscation des biens des exilés par l’État, puis du repeuplement par des populations fidèles au pouvoir à qui sont distribués les actifs volés.
Au prix de plus de 350 000 morts, Bachar el-Assad a sauvé son pouvoir et sort vainqueur de la guerre civile. Il a réussi à instrumentaliser la lutte contre le djihadisme pour reconquérir les deux tiers du territoire qui constituent la « Syrie utile » ; désormais il manipule la diplomatie humanitaire pour construire une nouvelle Syrie grâce à l’exil de ses opposants et aux mouvements forcés de population. Depuis 2001, le pays compte 6 millions de réfugiés – dont 3,3 millions en Turquie – et 6,5 millions de déplacés intérieurs sur une population de 22 millions d’habitants. Le régime a légitimé l’utilisation des armes chimiques contre son peuple. Bachar el-Assad a recouvré, en même temps que la maîtrise de la majeure partie du pays, des marges de manœuvre face à ses deux alliés, la Russie et l’Iran, dont il joue des désaccords.
Deux réalités s’imposent. D’abord, il n’y aura ni paix ni issue politique à la guerre, qui se poursuit à la fois sur de multiples fronts. Le premier continue d’opposer les troupes de Damas aux groupes rebelles rescapés ainsi qu’aux forces de l’Etat islamique regroupées dans le sud de la vallée de l’Euphrate. Les autres s’organisent autour de l’affrontement des puissances régionales sur le théâtre syrien : intervention de la Turquie contre les Kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique) à Afrine afin de créer une zone tampon dans le nord du pays ; intensification des frappes israéliennes contre les forces iraniennes qui ont dû, sur la pression de la Russie, se retirer du Golan en échange du redéploiement de l’armée syrienne, qui marque le retour au statu quo qui régna de 1973 à 2011. Ensuite, les pays d’accueil vont devoir admettre qu’il n’y aura pas de retour des réfugiés syriens dans leur pays, notamment des sunnites et des plus déshérités, tant que les alaouites régneront à Damas.
À l’image de la guerre d’Espagne pour le second conflit mondial, la guerre de Syrie sert en effet de laboratoire aux conflits du XXIe siècle, dans sa double dimension de guerre sans fin et de conflit hybride. Ses enseignements doivent être pris en compte face à la remontée des menaces stratégiques.
- L’ascension vers une violence illimitée contre les populations civiles est un pari gagnant pour les dictateurs en rupture de ban avec leur peuple comme avec la communauté internationale.
- Le hard power, même déconnecté de tout soft power, continue à pouvoir faire la décision, comme la Russie en a fait la démonstration avec son intervention en Syrie en 2015.
- Au-delà des débordements et des contradictions de Donald Trump – illustrés par les frappes fictives d’avril sur le régime de Damas –, le tournant isolationniste et unilatéraliste de l’Amérique est profond et durable, accouchant d’un monde, d’après les États-Unis, très instable, où la violence est libérée des institutions et des règles qui tentaient de l’encadrer.
- La guerre de Syrie, qui voit la Turquie faire face aux forces spéciales des États-Unis et de la France, acte la fin de l’Occident et la décomposition de l’Otan un quart de siècle après celle du pacte de Varsovie.
- L’Europe fait une nouvelle fois étalage de son impuissance et se présente comme une proie dans un monde violent et surarmé.
L’âge de l’histoire universelle n’est pas placé sous le signe de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant mais sous celui du triomphe de la force sur la loi théorisé par Nicolas Machiavel, qui rappelait que « gouverner, c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser ». Prendre le pouvoir et le conserver par tous les moyens, c’est la stratégie victorieuse de Bachar el-Assad ; c’est le programme commun des dictateurs, des autocrates et des leaders populistes. Il est grand temps de leur opposer une stratégie globale pour défendre la liberté et cantonner la violence.
(Chronique parue dans Le Point du 19 juillet 2018)