Cible des appétits américains, chinois et russes, le Vieux Continent joue sa survie. Et commence tout juste à en prendre conscience.
L’Europe s’est construite après l’échec de la CED en 1954 autour du contournement de la politique par le droit et le marché : naissance du marché commun en 1957, Acte unique en 1986 puis création de la monnaie unique en 1992. Simultanément, la défense du continent face à l’Union soviétique fut déléguée aux États-Unis, en échange de la domination des oligopoles américains et du monopole du dollar comme monnaie internationale. Ces principes ont été réduits à néant par les chocs du XXIe siècle : djihadisme, émergence des démocratures, krach de 2008, vague populiste. Enfin, l’ordre mondial de 1945 s’est effondré sous les assauts de Donald Trump, emportant avec lui la garantie de sécurité des États-Unis. L’Europe se découvre ainsi vulnérable, désarmée et isolée face aux nouveaux empires qui se disputent le leadership politique, la croissance et les emplois du XXIe siècle. Du côté des États-Unis, l’empire technologique des Gafam et d’un droit extraterritorial croissant, dont l’emprise se substitue de plus en plus à la présence militaire, le tout adossé à un chantage sur la sécurité avec la menace récurrente de Trump de se retirer de l’Otan. Du côté de la Chine, l’empire des exportations et de la dépendance à la dette, avec pour objectif la maîtrise des infrastructures de la mondialisation. Depuis 2010, la Chine a ainsi investi plus de 145 milliards d’euros en Europe, rachetant des actifs stratégiques, du port du Pirée à la pépite allemande Kuka. Du côté de la Russie, l’empire de la force armée et de la manipulation des opinions, avec l’interférence via les réseaux sociaux dans les scrutins majeurs, comme le référendum sur le Brexit. Du côté de la Turquie, l’empire de la religion avec l’instrumentalisation par Ankara des communautés immigrées en Europe au service du projet de Recep Tayyip Erdogan de conquérir le leadership de l’islam sunnite.
Dans ce moment de l’Histoire où le nationalisme, le protectionnisme et les hommes forts reviennent, l’Europe, faute de réassurance politique, devient une variable d’ajustement. Son marché de 500 millions de consommateurs, ouvert et régulé par le droit de la concurrence, est une cible idéale pour les géants américains et chinois. Nul hasard, donc, si la croissance plafonne à 1 % dans la zone euro quand elle s’établit à 2,6 % aux États-Unis, 6,2 % en Chine et 7 % en Inde. L’Europe joue aujourd’hui sa survie. Dès lors que les Etats européens ne sont plus de taille à répondre isolément aux nouveaux empires ou aux enjeux globaux du XXIe siècle, le défi consiste à réinventer l’Union autour de la souveraineté et de la sécurité. Une prise de conscience aussi salutaire que tardive se fait jour. En Allemagne, Angela Merkel a appelé les Européens à prendre leur destin en main. En France, Emmanuel Macron s’est appuyé sur Angela Merkel et Jean-Claude Juncker, à l’occasion de la visite de Xi Jinping, pour adresser un message à la Chine sur la réciprocité en matière d’échanges ou de nouvelles routes de la Soie, mais aussi aux États-Unis sur la défense du multilatéralisme et de l’accord de Paris, au moment où les émissions ont atteint en 2018 un nouveau record. Dans le même temps, la Commission européenne changeait de discours à propos de la Chine, la qualifiant de « concurrent économique » et de « rival systémique » et rappelant enfin l’exigence de réciprocité en matière d’investissements, de marchés publics, de respect de la propriété intellectuelle.
Ce changement d’état d’esprit se traduit par de premières décisions positives avec le règlement général sur la protection des données, la réforme du droit d’auteur, la taxation des Gafam, le soutien aux filières européennes pour les batteries électriques, le stockage des données ou les applications de l’intelligence artificielle, la protection des entreprises contre l’extraterritorialité du droit américain, la création d’un fonds de 13 milliards d’euros dans le domaine de la défense. La riposte de l’Europe passe par la relance de son intégration, mais aussi par l’affirmation d’un projet et de valeurs propres, à savoir une conception modérée et solidaire de la liberté. Elle exige surtout un sursaut en termes de volonté. Tocqueville rappelait que « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Il est temps pour l’Europe et les Européens de se relever pour faire face aux despotes du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 04 avril 2019)