L’argument juridique est devenu une arme de déstabilisation massive entre les mains des États.
Le droit a joué un rôle déterminant dans l’invention de l’État moderne puis de la démocratie, avec la reconnaissance des droits politiques au XVIIIe siècle, économiques au XIXe siècle et sociaux au XXe siècle. L’État de droit fut décisif dans l’affirmation du principe d’égalité propre à la société démocratique ainsi que dans l’affrontement avec les totalitarismes. Il se trouve aujourd’hui au cœur de la reconfiguration de la mondialisation et de la crise de la démocratie.
Charles Péguy soulignait à juste titre que « le droit ne fait pas la paix, il fait la guerre ». Près de trente ans après la fin de la guerre froide, la liberté économique et la liberté politique divergent. La confrontation ouverte entre les États-Unis et la Chine se traduit par une nouvelle bipolarisation du monde qui ne s’organise plus autour d’alliances stratégiques, mais à partir de la divergence des systèmes juridiques. L’impérialisme juridique américain se caractérise par le refus du multilatéralisme au profit de l’extraterritorialité de son droit à travers les autorités de régulation, les sanctions visant entreprises et États étrangers (Chine, Russie, Iran, Venezuela, Cuba…), la justice transactionnelle ou les dommages punitifs. La démocrature chinoise, de son côté, récuse toute idée d’Etat de droit contrairement aux illusions nourries par l’Occident lors de l’admission de Pékin à l’OMC en 2001. Elle entend conquérir le leadership du XXIe siècle en mariant monopole du pouvoir par le Parti communiste, surveillance numérique de la population, contrôle de l’économie par l’État à travers le plan « Made in China 2025 ». Elle projette ce modèle autoritaire dans le monde grâce aux nouvelles routes de la Soie, programme dans le cadre duquel ont déjà été signés 173 accords dans 125 pays.
Au sein même des démocraties, l’État de droit se trouve bousculé par la poussée des passions identitaires et du populisme. Les hommes forts prospèrent sur les peurs et la colère des peuples, en particulier des classes moyennes, prétendant ainsi garantir la prospérité et la sécurité au prix du sacrifice de la liberté politique. Ils mobilisent les réseaux sociaux au service du culte de leur personnalité. Ils corrompent les institutions libres en prenant le contrôle de la justice afin de quadriller l’économie et la société, de réprimer les opposants politiques et de placer sous tutelle les élections. Ainsi, la Hongrie de Viktor Orban, imitée par la Pologne de Jaroslaw Kaczynski, a construit son modèle de démocratie illibérale sur la systématisation des lois d’exception et la soumission du pouvoir judiciaire. Et ce en toute impunité, quand bien même la démocratie illibérale viole ouvertement les valeurs et les principes constitutifs de l’Union européenne.
La complaisance dont bénéficie la démocratie illibérale ne s’explique pas seulement par son succès en Europe centrale et orientale comme par le relais dont elle dispose dans l’Italie de Matteo Salvini. Elle témoigne de l’influence croissante du populisme sur l’Union européenne. L’Etat de droit européen se trouve ainsi pris en tenaille entre pressions externes des empires et pressions internes du populisme judiciaire.
Le grand marché européen est devenu la variable d’ajustement de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine. D’un côté, les États-Unis imposent leurs principes de gouvernance, leurs normes et leurs procédures au service de leurs entreprises. Les réglementations mises en place à la suite de la crise financière, la lutte contre la corruption et les sanctions commerciales ont été utilisées pour exercer un droit de la conformité qui ne repose pas sur le respect de la légalité, mais sur l’application de procédures pour prévenir les infractions. Les enquêtes déléguées par les autorités judiciaires à des acteurs privés constituent autant de moyens de pression des entreprises européennes au profit de leurs concurrents, comme l’ont montré les crises d’Alstom, d’Airbus ou de Lafarge. Les États-Unis, alors qu’ils sont les principaux responsables du krach de 2008, ont mis les banques internationales en coupe réglée pour renflouer le Trésor tout en restaurant la compétitivité de leurs institutions financières. Depuis 2009, les banques ont été condamnées à payer plus de 350 milliards de dollars, dont 90 % au bénéfice des autorités des États-Unis et 40 % à la charge des banques européennes. De l’autre côté, la Chine poursuit la prise de contrôle d’actifs et d’entreprises stratégiques, du port du Pirée à la pépite allemande Kuka en passant par l’électricité du Portugal.
En Europe, la pression populiste, qui exige la réparation… de tout dommage même en l’absence de faute, et la dégradation de la situation financière des Etats débouchent sur un principe de responsabilité illimitée des entreprises, y compris en cas de défaillance de la puissance publique dans ses missions, qu’il s’agisse de sécurité, de santé publique, de protection de l’environnement. Les États, dont la dette atteint 87 % du PIB dans la zone euro et 110 % du PIB dans le monde développé, utilisent de plus en plus les entreprises pour combler les trous des finances publiques. Dans le domaine fiscal, la multiplication des amendes et l’envolée de leurs montants entendent inciter à la transaction, même en l’absence d’infraction ou de preuves. Ceci est particulièrement vrai en France où la prolétarisation de la justice va de pair avec une profonde hostilité de la magistrature envers les entreprises et l’économie de marché. À court terme, le citoyen peut paraître gagnant avec le déplacement des charges du contribuable vers les entreprises. En réalité, il s’agit d’un pacte faustien car la croissance potentielle, l’emploi et les revenus se trouvent amputés tandis que les libertés individuelles sont fragilisées par la violation des règles propres à un procès équitable.
L’issue de la lutte engagée entre la démocratie et le populisme dépendra largement de la résistance de l’État de droit. Pour l’Union européenne, cela implique de se repenser en termes de souveraineté afin de défendre ses valeurs face aux nouveaux empires. Pour la France, cela exige de revenir à la lettre et à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui rappelle que tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, que nul ne peut être accusé, arrêté et détenu en dehors des cas déterminés par la loi, que celle-ci ne peut établir que des peines strictement nécessaires, que nul ne peut être puni en vertu d’une loi établie et promulguée postérieurement au délit.
(Chronique parue dans Le Point du 02 mai 2019)