La fin de la guerre froide et la chute de l’Union soviétique portèrent au zénith le modèle libéral.
L’année 1989 a marqué la fin du XXe siècle, court et tragique, qui s’ouvrit en 1914 et fut placé sous le signe des grandes guerres conduites au nom des idéologies. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre, lança la désintégration de l’empire soviétique et entraîna la troisième grande vague de décomposition des empires après celles de 1918 et de 1945.
La démocratie sortit victorieuse des trois guerres mondiales, la dernière s’étant dénouée sur le plan politique et non militaire. La fin de la guerre froide et la chute de l’Union soviétique portèrent au zénith le modèle libéral. La dernière décennie du XXe siècle vit l’universalisation du capitalisme, la montée de la société ouverte et le progrès de la démocratie sur les cinq continents, donnant corps au mythe de la fin de l’histoire et de l’avènement de la démocratie de marché théorisé par Francis Fukuyama.
Trente ans après, le contraste est saisissant. L’économie mondiale, qui ploie sous les dettes accumulées pour éviter une grande déflation après le krach de 2008, est engagée dans la démondialisation, sous la pression de la guerre commerciale engagée par les États-Unis contre la Chine qui provoque le recul des échanges et des paiements internationaux. La société ouverte a été enterrée par le retour en force des nationalismes, avec pour symbole la construction de quelque 65 murs aux frontières des nations. La démocratie est partout sur la défensive, prise sous le feu croisé des menaces extérieures et intérieures. D’un côté, elle est désignée comme ennemi par les démocratures chinoise, russe ou turque, et par les djihadistes. De l’autre, elle est minée par les populistes et concurrencée par le modèle de la démocratie illibérale promu par Viktor Orban.
Une immense fatigue s’est emparée des peuples démocratiques, qui se traduit par le refus d’assumer la charge et la responsabilité de la liberté. La sécurité est désormais préférée à la liberté et l’identité à la citoyenneté, ce qui paralyse les institutions et défait les nations. Sur le plan international, l’Occident se décompose : les États-Unis, sous la houlette de Donald Trump, ont renoncé à la République comme à l’empire, laissant le champ libre aux démocratures et aux djihadistes ; l’Europe communie dans l’impuissance et les divisions.
Vladimir Poutine enterre certes trop vite démocratie et libéralisme en affirmant qu’ils appartiennent au passé. Dans le monde, émergent, de Hongkong à Caracas en passant par Alger, des hommes risquant leur vie pour tenter d’accéder à la liberté politique. Mais il reste que les démocraties ont perdu l’après-guerre froide. Alors que la liberté exige un travail permanent des individus et des nations sur eux-mêmes, les démocraties ont succombé depuis 1989 à la tentation de la complaisance et leurs citoyens à celle de vivre en rentiers.
La liberté s’est dégradée en rente, avec l’abandon de l’éducation et le mépris pour la connaissance, l’irrespect de l’État de droit, la déshérence des valeurs, au premier rang desquelles les droits de l’homme, ce qui a ouvert de vastes espaces aux démagogues, aux extrémistes et aux fanatiques. Le capitalisme s’est dégradé en rente, la chute de la croissance et de la productivité étant compensée par les bulles spéculatives qui ont permis de distribuer des richesses fictives sous la forme de dividendes pour les uns, de prestations sociales pour les autres. La mondialisation s’est dégradée en rente, avec un modèle insoutenable prétendant exporter la production et les emplois en Asie – avant tout en Chine – tout en conservant valeur ajoutée et profits en Occident, mais aussi avec l’accélération d’un capitalisme de prédation au moment où le dérèglement climatique menace de sortir de tout contrôle. Les technologies numériques se sont dégradées en rente accaparée par les monopoles du Gafam. Le leadership s’est dégradé en rente avec des guerres sans fin qui témoignent d’une égale incapacité à gagner au plan militaire et à conclure la paix au plan politique, avec des États-Unis qui prétendent rivaliser avec la Chine tout en liquidant les alliances et le système multilatéral qui fondaient leur puissance au nom d’un nationalisme à courte vue.
Le triomphe de 1989 s’est transformé en désoccidentalisation accélérée du monde. Le libéralisme s’est dissous dans le matérialisme, l’individualisme et le nihilisme. Les démocraties, toutes à l’euphorie d’une victoire qui était d’abord la défaite du soviétisme, ont perdu le contrôle de l’histoire du monde car elles ont cessé de chercher à le comprendre et à le stabiliser.
Les démocraties ont perdu la bataille de l’après-guerre froide mais pas la guerre du XXIe siècle. La liberté politique peut survivre si elles savent se réinventer. Il ne leur manque que l’essentiel : la raison politique pour les États-Unis ; le courage pour l’Europe.
(Chronique parue dans Le Figaro du 11 novembre 2019)