Partout, les pays craquent et les peuples grondent. Les antidotes à ces dysfonctionnements existent.
Trente ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie affronte sa crise la plus profonde depuis les années 1930. Sur le front extérieur, elle se trouve sur la défensive, face aux démocratures et aux djihadistes, qui la désignent comme leur ennemie. Sur le front intérieur, elle est minée par la paralysie des institutions qui la rend ingouvernable, nourrissant les populismes.
Les guerres sans fin ont désormais pour pendant les élections sans fin. L’Espagne a connu, le 10 novembre, sa quatrième élection législative en quatre ans. Pas plus que les fois précédentes, elle n’est parvenue à dégager une majorité en faveur de Pedro Sanchez. En revanche, elle acte la fin de la transition démocratique qui débuta en 1976. La stabilité politique est désormais compromise par la réactivation des clivages de la guerre civile autour de l’exhumation de la dépouille de Franco et surtout par la crise catalane : l’extrême droite Vox est devenue avec 52 sièges la troisième force politique du pays. En Israël, Benny Gantz poursuit ses efforts pour former un gouvernement, tandis que Benyamin Netanyahou mise sur la lassitude de l’opinion pour tenter d’arracher un troisième scrutin en un an.
En Allemagne, Angela Merkel est réduite au statut de chancelière zombie, prisonnière d’une grande coalition formée par défaut à l’issue des élections de septembre 2017 par la CDU et le SPD, en plein déclin. Alors que le modèle allemand fondé sur l’industrie et sur l’exportation devient obsolète, alors que la sécurité du pays n’est plus assurée du fait du retrait de la garantie des Etats-Unis et de la liquéfaction de l’Otan, alors que l’Union européenne se trouve menacée de désintégration, le gouvernement allemand est livré à l’impuissance. Pour le plus grand profit des extrémistes, comme l’ont montré les élections régionales de Thuringe, où l’AfD a obtenu 23,4 % des suffrages et Die Linke, 31 %. En Italie, les élections de mars 2018 ont débouché sur un Parlement polarisé, qui a successivement investi deux gouvernements de coalition hétérogènes et aux antipodes, le premier associant le M5S et la Lega, le second le M5S et le Parti démocrate.
L’ingouvernabilité n’est nullement l’apanage des pays ayant adopté le scrutin proportionnel : au Royaume-Uni, l’élection générale du 12 décembre risque fort d’accoucher, comme en juin 2017, d’un résultat aussi incertain que la campagne sera acrimonieuse. Elle n’est pas davantage le monopole des régimes parlementaires, comme le montre, aux États-Unis, la présidence de Donald Trump, ligoté par l’opposition au Congrès et le lancement d’une procédure d’impeachment par les démocrates. Elle n’est pas limitée aux nations, comme le prouvent la tétanie des institutions de l’Union européenne et le retard apporté à la constitution de la Commission européenne.
Les causes immédiates de l’impasse dans laquelle sont enfermées les institutions démocratiques résident dans l’éclatement du système politique et la percée des partis populistes. Elles renvoient à l’atomisation des individus et à la polarisation des opinions, nourries par la désintégration des classes moyennes et par les réseaux sociaux, et plus largement aux raisons profondes de l’extrémisme : la stagnation des revenus pour la majorité de la population et l’explosion des inégalités, le désarroi identitaire face à l’immigration et à l’islam, la montée de l’insécurité, la grande peur de la désoccidentalisation du monde.
L’ingouvernabilité des démocraties nourrit le procès en illégitimité et en inefficacité, qui conduit Vladimir Poutine à conclure que le libéralisme appartient au passé. Les démocratures opposent la paralysie des nations libres à leur capacité à conduire des stratégies infiniment plus performantes dans le pilotage du capitalisme (en Chine) comme dans la gestion des crises – à l’image des interventions de la Russie en Crimée ou de la Turquie dans le nord de la Syrie.
Le lien est direct entre la paralysie des démocraties, le déclin de leur puissance et la désoccidentalisation d’un monde d’où les États-Unis s’en vont quand la Chine, la Russie et la Turquie se déploient. Aussi est-il vital de rendre légitimité et efficacité à leurs institutions : appliquer effectivement le principe un homme une voix dans l’organisation du suffrage universel ; décentraliser les décisions pour les mettre à la portée des citoyens ; réaffirmer l’impartialité de l’Etat et le fonctionnement des contre-pouvoirs ; réintégrer les réseaux sociaux dans l’Etat de droit ; réhabiliter l’esprit de compromis contre l’emprise du fanatisme ; résorber les fractures économiques, sociales, culturelles et territoriales ; remobiliser la jeunesse autour de la protection de la planète ; faire la pédagogie de la liberté.
L’Europe du Nord comme la Suisse démontrent que la démocratie n’est pas condamnée à l’impuissance. Elles nous rappellent que l’antidote à ses dysfonctionnements ne se trouve pas dans le culte des hommes forts, les mensonges de démagogues ou la violence, mais dans le travail patient et obstiné pour adapter les nations, en fonction de leurs histoires, de leurs structures et de leurs cultures, aux grandes transformations du capitalisme et du système géopolitique. Le seul contrepoison efficace aux dérives ou aux excès de la liberté, c’est la liberté elle-même.
(Chronique parue dans Le Point du 14 novembre 2019)