En démissionnant du jeu international tout en aiguisant des crises bilatérales, Trump déstabilise les démocraties. L’Europe doit réagir.
La 56e conférence sur la sécurité de Munich, qui s’est tenue du 14 au 16 février, avait choisi pour thème la « Westernessless », soit le monde sans l’Occident. Le résultat a dépassé les attentes. Le Davos de la sécurité a fourni un tableau saisissant de l’ensauvagement du monde, de l’éclatement de l’Occident, de la tétanie de l’Europe face au repli désordonné des États-Unis impulsé par le national-populisme de Donald Trump. La conférence a ainsi tourné à la passe d’armes entre les États-Unis et la Chine. Mark Esper, secrétaire d’État à la Défense, a appelé à contenir la Chine et à bannir Huawei, « cheval de Troie des services de renseignement », avec le soutien de la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, qui a dénoncé l’« autocratie numérique » de Pékin. Il a traité les Chinois de voleurs, ce qui a déclenché une riposte immédiate de Wang Li, ministre des Affaires étrangères de Chine, qui a qualifié les Américains de menteurs.
Si le vocabulaire semble exhumé des années 1950, la désoccidentalisation du monde tranche avec l’après-Seconde Guerre mondiale. L’Occident n’a plus ni leader, ni valeurs, ni institutions, ni esprit communs. La conférence de Munich a jeté une lumière crue sur la disparition du leadership des États-Unis, avec l’accueil dans un silence glacial de l’affirmation du secrétaire d’État, Mike Pompeo, « The West is winning », qui relève de la fake news au moment où l’Occident se décompose et enchaîne les revers. La réassurance des États-Unis sur les démocraties est devenue virtuelle, comme le souligne la crise de l’Otan, dont il est loin d’être acquis qu’elle survive à un second mandat de Donald Trump. Les Européens sont divisés et paralysés par l’effacement du Royaume-Uni de la scène diplomatique et stratégique à la suite du Brexit, par le choc entre démocratie libérale et illibérale, par la divergence sur l’opportunité et les priorités d’un réarmement. En affichant divergences et impuissance, les démocraties reproduisent ainsi les erreurs commises dans les années 1930 face à la grande déflation et à la montée des totalitarismes.
La présence d’Emmanuel Macron à Munich et surtout son changement de ton furent le seul point positif de la conférence. Abandonnant les provocations sur « la mort cérébrale »de l’Otan, qui avaient provoqué une levée de boucliers unanime chez nos alliés, comme les leçons de morale ou les rêveries chimériques autour de la création d’une armée européenne, il a enfin fait preuve de réalisme et cherché à prendre en compte les préoccupations de nos partenaires européens. Avec, dans la continuité de son discours à l’École de guerre le 7 février sur la dissuasion, la proposition d’ouvrir avec les Européens un dialogue stratégique intégrant la dimension nucléaire.
La position de l’Allemagne est décisive. L’Europe ne peut repenser sa sécurité sans elle, première puissance économique et pivot entre l’est et l’ouest du continent. L’Allemagne ne peut davantage repenser sa sécurité sans l’Europe. Le président Frank-Walter Steinmeier a vivement recommandé de saisir l’invitation au dialogue lancée par Emmanuel Macron ; Angela Merkel s’est réfugiée dans l’absence. En bref, côté allemand, ceux qui veulent réinvestir dans la sécurité ne peuvent pas ; et ceux qui peuvent ne veulent pas. Il faudra attendre l’après-Merkel, en espérant qu’il intervienne le plus vite possible.
Raymond Aron constatait dans ses Mémoires que « l’Occident ne sait plus s’il préfère ce qu’il apporte ou ce qu’il détruit ». Il est aujourd’hui enfermé dans un moment nihiliste, placé sous le signe de la destruction de son unité, de ses principes et de ses alliances par les États-Unis, qui en furent les garants ultimes. Cette situation de tous les dangers peut constituer une chance pour l’Europe. Le meilleur antidote à la dérive populiste des États-Unis, c’est une Europe forte et indépendante, qui reprenne pied dans le XXIe siècle en se donnant les moyens de maîtriser son destin.
(Article paru dans Le Point du 27 février 2020)