La crise du coronavirus acte la mort définitive de la mondialisation libérale, qui se trouvait plongée dans le coma depuis le krach de 2008.
L’épidémie de coronavirus débouche sur une crise économique et financière sans précédent. Alors qu’elle était attendue en hausse de 3 %, la croissance mondiale devrait diminuer de 4 à 5 % en 2020, ce qui entraînera une explosion du chômage. Les marchés financiers se sont effondrés et la liquidité a disparu.
Pour la deuxième fois en douze ans, les pays développés n’ont d’autre solution que d’engager 20 à 50 % de leur PIB pour réassurer un choc majeur. Jamais dans l’histoire la politique économique une telle somme n’avait été mobilisée avec une telle ampleur et une telle rapidité.
Les États ont mis en place des aides budgétaires massives pour les ménages, les entreprises, les collectivités et le système de santé, tout en reportant ou annulant partiellement les prélèvements fiscaux et sociaux. Les banques centrales ont adopté sans délai des taux zéro ou négatifs et lancé de vastes plans de rachats de dettes publiques et privées.
Au plan économique, la crise du coronavirus acte la mort définitive de la mondialisation libérale, qui se trouvait plongée dans le coma depuis le krach de 2008. L’exigence de sécurité s’ajoute désormais à la poussée du protectionnisme et à l’urgence climatique pour imposer la relocalisation des chaînes de valeur.
Au plan financier, nous entrons dans l’âge de l’« hélicoptère monétaire » (Helicopter Money), notion forgée par Milton Friedman en 1969 pour désigner le financement direct, illimité et sans contrepartie par les banques centrales de tous les acteurs de l’économie – États et banques, mais aussi ménages et entreprises. Aujourd’hui, les aides directes aux ménages et aux entreprises transitent principalement par les finances publiques. Mais les banques centrales achètent sur une vaste échelle des obligations d’entreprise. Surtout, elles sont devenues le premier acquéreur des titres de dette publique au moment où celle-ci va s’installer durablement entre 150 et 200 % du PIB dans la plupart des grands pays développés. À court terme, cet endettement public peut être soutenable à la double condition que les taux zéro ou négatifs perdurent – ce qui semble acquis – et qu’aucune autre secousse majeure ne surgisse – ce qui est beaucoup moins certain.
En revanche, la transformation de l’Helicopter Money en nouvelle norme de régulation du capitalisme serait fatale aux économies de marché. Le cumul de dettes publiques très élevées, de taux négatifs et de rachats massifs de titres publics et privés sur fond de vieillissement accéléré de la population est expérimenté depuis de longues années par le Japon, qui montre qu’elle est indissociable d’une forte baisse de la croissance potentielle.
L’hélicoptère monétaire supprime toute incitation à la maîtrise des finances publiques et promet une envolée historique des dépenses au moment où les revendications vont se multiplier dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, la sécurité, les infrastructures, les technologies numériques ou la lutte contre le changement climatique. La soutenabilité de la dette publique devient très incertaine aux yeux des investisseurs et pourra être remise en cause très rapidement en cas de choc interne ou externe sur un pays. Le financement des dettes publiques et privées, alors même qu’une partie significative de celles-ci ne sera jamais remboursée, repose sur la liquidité illimitée et l’annihilation du risque de crédit garanties par les banques centrales, donc sur la confiance placée en elles, confiance qui peut à son tour s’effondrer et entraîner la monnaie dans sa chute, comme l’a montré l’Argentine.
L’hélicoptère monétaire participe enfin du repli des grands blocs sur eux-mêmes, ce qui accélérera la désintégration des échanges et des paiements mondiaux, et crée une menace d’éclatement de la zone euro en raison de la divergence entre les pays du Sud, qui lui sont favorables, et les pays du Nord, qui lui sont radicalement hostiles. De fait, les pays qui ont le mieux géré le krach de 2008 et l’épidémie de coronavirus ne sont pas ceux qui ont accumulé dépenses et dettes publiques – à l’exemple de la France, qui endure une pénurie majeure de gel, de masques, de tests de dépistage et de ventilateurs – , mais ceux qui – tels la Corée du Sud, Taïwan, Singapour ou l’Allemagne – disposent d’un État moderne, de finances publiques saines, d’une industrie puissante, d’un effort de recherche soutenu et d’une solide cohésion sociale.
La stratégie de l’hélicoptère monétaire se résume à la magie de l’argent gratuit et illimité, qui se termine inéluctablement par des catastrophes économiques et financières ruineuses pour la population et dévastatrices pour la démocratie.
La mise en garde lancée par Maurice Allais n’a jamais été plus actuelle : « Le mécanisme de la création de monnaie par le crédit est certainement le cancer qui ronge irrémédiablement les économies de marché de propriété privée. »
(Chronique parue dans Le Figaro du 6 avril 2020)