Entre péril financier, fragmentation du système mondial et retour de la guerre, les points de comparaison avec les années 1930 se multiplient. Ils doivent nous alerter sur l’avenir de nos démocraties.
« L’histoire ne se répète pas elle bégaie », soutenait Karl Marx. Le siècle de l’histoire universelle paraît très éloigné des années 1930 : le capitalisme s’est mondialisé ; la révolution numérique et l’intelligence artificielle transforment toutes les activités et jusqu’à la nature humaine ; le dérèglement climatique menace la planète ; les totalitarismes du XXe siècle ont disparu, à l’exception du régime chinois ; l’Occident a perdu la maîtrise du système mondial, qu’il détenait depuis le XVIe siècle.
Pour autant, les décennies 1930 et 2020 présentent maints points communs. Elles sont placées sous le signe d’un basculement de l’histoire, qui mêle les séquelles d’un krach financier, la montée des régimes autoritaires, la fragmentation du système mondial et le retour de la guerre.
Elles débouchent sur une crise majeure des démocraties, prises en tenailles entre les périls extérieurs d’un côté, la délégitimation de leurs valeurs, la corruption de leurs institutions et la désintégration des classes moyennes, qui constituent leur socle, de l’autre.
Paupérisation dans les pays développés
Les années 1930 demeurent l’une des périodes les plus tragiques de l’histoire. Elles sont structurées par une crise financière aux États-Unis qui se transforme en dépression, puis en catastrophe sociale mondiale, ouvrant un vaste espace aux États totalitaires qui engagent une guerre d’anéantissement contre les démocraties.
Le krach de Wall Street du 24 octobre 1929 fut le déclencheur de la catastrophe. Provoqué par l’éclatement de la bulle spéculative sur les actions américaines, dont le cours avait été multiplié par 2,25 en moins de trois ans, il aurait parfaitement pu être maîtrisé. Mais deux erreurs funestes le transformèrent en déflation mondiale. La première fut commise par la Fed, qui augmenta ses taux d’intérêt et provoqua une violente récession aux États-Unis.
La seconde revint au Congrès, avec la loi Hawley-Smoot, en juin 1930, qui, en augmentant les droits de douane de 13 % à 20 %, provoqua une flambée du protectionnisme et une vague de dévaluations compétitives, ouverte par le Royaume-Uni (- 30 % pour la livre) et le Japon dès 1931 puis amplifiée par Roosevelt avec la dévaluation du dollar en 1934. Au même moment, la France fit le choix suicidaire du bloc-or, qui ajouta la déflation à la déflation, ruinant l’activité, la production, l’investissement et l’emploi.
En trois ans, cette mécanique infernale détruisit les quatre piliers de l’économie mondiale : la production, l’emploi, le commerce et les paiements. L’activité manufacturière s’effondra de 46 %. Le chômage explosa, touchant 12 millions de personnes aux États-Unis (représentant le quart de la population active), 6 millions auxquels s’ajoutèrent 8 millions de chômeurs partiels en Allemagne (soit la moitié des actifs), 2,5 millions au Royaume-Uni.
Les échanges de biens chutèrent des deux tiers entre 1929 et 1932 et les paiements mondiaux des trois quarts sur la décennie. Seule resta indemne l’Union soviétique, qui vivait en autarcie.
Il en résulta une paupérisation massive de la population des pays développés dont le revenu diminua de plus de 30 % en moyenne, une envolée des inégalités, le basculement de pans entiers de la population dans la misère et l’anomie.
Cela se traduisit par la paralysie des institutions et l’ascension des partis d’extrême droite dans les démocraties. Simultanément, le système international implosa et se restructura autour de blocs économiques, commerciaux, monétaires et idéologiques rivaux, qui se lancèrent dans une guerre économique qui dégénéra en conflit mondial.
Avec pour jalons l’invasion de la Mandchourie en 1931 puis l’attaque de la Chine en 1937 par le Japon, la guerre d’Espagne en forme de répétition générale de la guerre totale en Europe qui fut déclarée en 1939, l’entrée en guerre des États-Unis et l’extension des opérations à l’Asie-Pacifique après le bombardement de Pearl Harbour en 1941.
Une « dynamique comparable » en 2025
Les années 1930 virent ainsi la crise et la désunion croissante des nations libres trancher avec l’ascension et le rapprochement des totalitarismes et des régimes autoritaires. Les démocraties représentatives furent paralysées par la crise économique, l’éclatement du corps politique et social, la montée de la violence et des passions collectives.
Les mouvements d’extrême droite proliférèrent, à l’image du Parti fasciste d’Oswald Mosley au Royaume-Uni, des mouvements nationaux-socialistes d’Anton Mussert aux Pays-Bas ou de Quisling en Norvège, du Rex de Léon Degrelle en Belgique. Simultanément, les nations libres se divisèrent et s’opposèrent dans la riposte à la dépression comme à la menace mortelle des totalitarismes, le Royaume-Uni se désolidarisant de la France et les États-Unis se distanciant de l’Europe.
Dans la lignée de l’Italie fasciste, nombre de pays basculèrent dans le totalitarisme ou l’autoritarisme. L’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne joua un rôle décisif. Elle valida la méthode inaugurée par Mussolini : prise de contrôle du gouvernement, liquidation de l’opposition, propagande massive, élections sous contrainte, suppression de l’État de droit, institutionnalisation du parti unique et mise en place du totalitarisme.
Elle favorisa la création d’une internationale autoritaire qui emporta l’Europe centrale, orientale et méditerranéenne, à l’instar de l’Espagne du général Franco, de la Hongrie de l’amiral Horthy, de la Pologne du général Pilsudski, de la Grèce du général Metaxas. Elle mit en évidence les traits communs entre les États totalitaires : monopole du pouvoir par le parti, idéologie d’État idolâtrant la nation, la race ou la classe, contrôle de l’économie et de la société, instauration d’une terreur de masse, guerres de conquête.
La désignation partagée de la démocratie comme ennemi prioritaire déboucha sur leur alliance à travers la formation de l’Axe, mais aussi le pacte germano-soviétique d’août 1939, qui déclencha la Deuxième Guerre mondiale.
Si la configuration planétaire de 2025 est très différente, force est de constater qu’une dynamique comparable à celles des années 1930 se déploie et met la liberté politique en très grand danger.
Sur le plan économique, alors que les dirigeants des grandes économies mondiales avaient eu la sagesse de gérer de manière coopérative le krach de 2008, d’enrayer la déflation et d’éviter le protectionnisme, Donald Trump a remis en marche la spirale destructrice de 1930.
En apparence, l’économie mondiale résiste, avec une croissance annoncée de 3 % en 2025. Mais celle-ci ne repose que sur le trucage des statistiques de la Chine, qui se trouve en réalité enfermée dans une interminable déflation à la japonaise, et sur le stockage accéléré des entreprises américaines pour anticiper l’envolée des droits de douane.
Recul de la démocratie
La hausse des tarifs moyens américains de 2 % à 17 % est deux fois supérieure à celle réalisée par la loi Hawley-Smoot. Elle est aggravée par la dévaluation compétitive du dollar de 10 %. Elle se traduit déjà par la diminution de la croissance et la hausse de l’inflation aux États-Unis, par la désorganisation des chaînes d’approvisionnement, par le freinage de l’activité et par le recul des échanges commerciaux mondiaux.
Elle accélère la reconfiguration du système international autour de blocs régionaux antagonistes, qui mettent en place une économie de guerre fondée sur la réduction drastique de leur dépendance extérieure.
Dans le même temps, la crise de la démocratie s’emballe. Son périmètre rétrécit comme peau de chagrin, puisque la planète ne compte plus que 25 démocraties à part entière gouvernant 6,6 % de la population mondiale contre 12,5 % en 2014, face à 96 régimes autoritaires.
Elle est corrompue de l’intérieur par le populisme et bascule de plus en plus vers l’autoritarisme, à l’image de la conversion des États-Unis de Donald Trump à l’illibéralisme et de leur alignement sur les principes des tyrannies : zones d’influence impériales, négation de la souveraineté des nations, déni des droits de l’homme.
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(Chronique parue dans Le Figaro du 4 août 2025)