Face aux chocs et aux crises qui secouent l’économie et la société ouverte, l’État a un rôle majeur à jouer. En France, il reste faible.
En France, l’absence de toute réforme d’un État corporatiste, dont la logique est dirigée prioritairement vers le service de ses agents et non vers celui des citoyens, constitue un multiplicateur d’incertitudes : pour la démocratie, à travers le quasi-monopole de la haute fonction publique dans le recrutement de la classe politique – il constitue l’une des clés de la crise de la représentation ; à travers aussi la fossilisation d’un syndicalisme qui a déserté les entreprises (6 % de taux de syndicalisation) pour se replier sur la fonction publique ; pour l’économie, à travers le handicap compétitif qui découle d’une sur-administration et d’un sous-gouvernement ; pour la société, à travers les inégalités et la segmentation sociales qu’il alimente.
Le constat est sans appel. L’État est entré en France dans une zone de rendements décroissants, où les coûts de la fonction publique explosent pour des services rendus qui régressent.
Depuis 1990, les effectifs de l’État ont progressé de 10 % pour atteindre 3,1 millions d’agents, avec une augmentation concentrée sur l’enseignement (+ 39 %) et sur la police (+ 17 %). L’Éducation nationale a ainsi créé 110 000 postes pour un nombre d’élèves en diminution de 300 000, ce qui n’a pas empêché une montée en flèche de l’illettrisme (20 %). Alors qu’elle absorbe 6,5 % du PIB, le tropisme en faveur du secondaire, cœur du syndicalisme enseignant, maintient les universités dans la prolétarisation (1,5 % du PIB, contre 3 % aux Etats-Unis). Il en va de même en matière d’ordre public. En 1960, la France comptait 80 000 policiers travaillant 48 heures par semaine pour une population de 45 millions d’habitants ; en 2001, elle comptait 130 000 policiers travaillant 28 heures par semaine pour une population de 60 millions d’habitants. Ainsi s’explique le paradoxe apparent de l’explosion de la délinquance (+ 20 % depuis 1997) et de la chute constante du taux d’élucidation (11 %, contre 21 % en 1960) : si le nombre de policiers par habitant est élevé par rapport aux nations européennes, le nombre d’heures de travail policier a diminué de 5,2 % depuis 1960 quand la population croissait d’un tiers.
Un contrat asocial unit désormais un État prédateur à ses agents. D’un côté, la fonction publique (14,7 % du PIB) se nourrit du déclin des fonctions régaliennes et donc de l’autorité de l’Etat (4,1 % du PIB). Son poids dans le budget (58 %) prive de marge de manœuvre la politique économique, laissant la France à la merci des chocs de la conjoncture mondiale, tout en formant une bulle spéculative pour les finances publiques du pays (65 milliards d’euros de charges pour les seules retraites de la fonction publique en 2040). De l’autre, le fossé se creuse entre l’emploi public et le privé : revenu mensuel moyen net supérieur de 6 % en 2000 pour les fonctionnaires ; 32 heures de travail effectif contre 37 ; 8 à 10 semaines de congés payés contre 5 ; retraite à 60 ans contre 65 pour les salariés du privé.
Au seuil des années 80, la situation de l’État, en France, s’inscrivait dans la norme des pays développés, et notamment des pays européens. Aujourd’hui, elle est marginale, puisque la France est le seul pays de l’OCDE à n’avoir pas réformé son Etat et que les tentatives de changements (Rocard en 1988, Juppé en 1995, Allègre et Sautter en 1999) ont été mises en échec par les fonctionnaires et leurs syndicats. Partout ailleurs, dans les années 90, la fonction publique a vu ses effectifs diminuer (moins 40 % au Royaume-Uni), en même temps que les missions des services publics étaient redéfinies et que leurs structures étaient repensées afin de les soumettre au principe de productivité, qui, dans une économie ouverte, s’applique aux acteurs publics comme aux opérateurs privés. Partout ailleurs, ces programmes de réforme ont reposé sur une stratégie cohérente : un mandat politique clair ; un travail de pédagogie intense en direction des citoyens et des fonctionnaires ; une redéfinition des missions ; une liaison étroite entre le renforcement du contrôle démocratique et l’amélioration du rapport entre la qualité du service et son coût ; enfin, une traduction concrète en termes de structures et de modes de gestion, de moyens budgétaires et d’effectifs.
Aucune de ces conditions ne se trouve remplie en France. Voilà pourquoi l’État hypertrophié y reste un État faible, incapable de réassurer la nation face aux bouleversements géopolitiques et aux chocs économiques. Voilà pourquoi les 1 619 suppressions de postes prévues par le budget 2003 pour 58 000 départs à la retraite ne sauraient tenir lieu d’amorce d’une réforme. Pour moderniser l’État, il faut le repenser. C’est la raison qui conduisait Napoléon à conclure qu’« il faut déployer plus de caractère en administration qu’à la guerre ». Et le caractère est aujourd’hui dans l’État la chose du monde la moins partagée.
(Chronique parue dans Le Point du 04 octobre 2002)