La création d’un grand marché transatlantique serait bonne pour l’Europe. À condition que…
De même que la figure du plombier polonais avait dominé la campagne référendaire sur le projet de Constitution européenne en 2005, devenant le symbole de la directive dite Bolkenstein sur la libéralisation des services, le poulet chloré a fait irruption dans le débat des élections européennes de 2014. Il est devenu l’étendard de la protestation contre le traité de libre-échange transatlantique et la naïveté présumée des Européens face à l’industrie américaine.
Près de dix ans après, force est de constater que l’intégration de la Pologne dans l’Union constitue une double réussite. Pour la Pologne, qui affiche le taux de croissance le plus élevé des grands pays européens et qui joue un rôle central dans la recherche d’une sortie de crise en Ukraine. Pour l’Europe, qui bénéficie du dynamisme de ses pays émergents.
De manière identique, la montée des polémiques autour du poulet lavé au chlore, du bœuf aux hormones ou des OGM fausse aujourd’hui les termes du débat sur le grand marché transatlantique. La création d’un grand marché transatlantique présente quatre avantages majeurs.
Le commerce international demeure le moteur le plus dynamique de l’activité, avec une progression supérieure à 4 % depuis dix ans, soit le double de la croissance mondiale. Sa résistance a joué un rôle décisif dans la gestion du choc de 2008 et dans l’enraiement de la spirale déflationniste. La limitation des mesures protectionnistes à moins de 3 % des échanges a permis d’éviter une grande dépression du type des années 30. La libéralisation des échanges transatlantiques peut générer 0,5 point de richesse supplémentaire, venant au soutien de la lutte contre le risque de déflation dans la zone euro.
Au plan macro-économique, la libéralisation des échanges bénéficiera en priorité à l’Europe, qui dégage un excédent commercial de près de 110 milliards d’euros avec les États-Unis – à comparer avec un déficit de 150 milliards d’euros avec la Chine. Les gains potentiels atteindraient ainsi 120 milliards d’euros pour l’Union contre 95 milliards pour les États-Unis. Avec à la clé des créations d’emplois qui, pour la seule Allemagne, représenteraient 160 000 postes de travail. Cet impact positif est crucial, à un moment où l’Europe est menacée d’une longue stagnation et de l’installation d’un chômage permanent qui touche aujourd’hui 19 millions de ses citoyens. Le traité transatlantique couvrirait la moitié du PIB mondial et 30 % du commerce international, mettant les États-Unis et l’Europe en position de force pour instituer des normes sociales et environnementales qui s’imposeraient alors comme des références planétaires.
L’Europe se trouve en quête d’une réassurance stratégique qui ne peut lui être apportée que par les Etats-Unis. Les négociations commerciales sont l’occasion de diversifier l’approvisionnement énergétique du continent pour s’affranchir de la dépendance de la Russie, qui pivote par ailleurs vers la Chine, avec laquelle elle a signé un accord gazier historique d’une durée de trente ans et d’une valeur de 400 milliards de dollars.
Autant de raisons qui militent pour un accord, qui devra cependant surmonter des obstacles techniques et politiques.
Sur le plan de la méthode, les appels à la publication intégrale du mandat de négociation donné à la Commission européenne manquent leur cible : ce serait un formidable atout pour les États-Unis, qui connaîtraient les objectifs des Européens tout en se gardant bien de dévoiler les leurs.
Le contenu de l’accord doit donner la priorité à la baisse des droits de douane, à la réduction des barrières techniques et à l’ouverture des marchés publics. Ceci n’implique nullement la renonciation à l’exception culturelle ou que des marchés de défense doivent rester en dehors du champ de l’accord. Pas plus que l’acceptation d’une convergence vers le bas des normes sanitaires, sociales et environnementales, la validation de la position dominante détenue par l’oligopole américain de l’Internet.
Le point le plus controversé demeure la protection des investissements. Les États-Unis souhaiteraient introduire dans le traité le principe du recours à l’arbitrage pour trancher les différends entre investisseurs et États. La possibilité pour des entreprises de mettre en cause et, le cas échéant, de faire sanctionner des États par une justice privée qui fait la part belle au droit, aux procédures et aux juristes anglo-saxons suscite de fortes réticences en Europe continentale, ce qui a justifié le lancement d’une vaste consultation par la Commission.
L’ultime risque est politique. En cas d’accord, le traité devra être ratifié tant par le Congrès que par le Parlement européen, particulièrement sensibles aux pressions protectionnistes. Le Congrès, où les républicains devraient sortir renforcés des élections de midterm, sera réticent à offrir à Barack Obama un succès diplomatique. Par ailleurs, le Parlement européen a rejeté en 2012 le traité Acta de lutte contre la contrefaçon.
Il reste parfaitement possible de parvenir à un accord de libéralisation des échanges entre l’Union européenne et les États-Unis qui respecte les valeurs, les systèmes de solidarité, le capitalisme régulé et la culture juridique propres à l’Europe. Cet accord servirait l’intérêt des démocraties occidentales, dont le poids serait renforcé par rapport aux émergents et au regain des régimes autocratiques. Il servirait plus encore les intérêts de l’Europe pour aider à contrer la menace de la stagnation économique, de l’isolement entre des États-Unis en plein renouveau d’une part, les géants du Sud et les empires renaissants d’autre part.
(Chronique parue dans Le Point du 29 mai 2014)