La solution aux maux de notre temps n’est pas dans le retour aux monnaies nationales et aux barrières. Il faut réformer l’Union et les nations.
La frontière est une limite séparant les territoires d’États souverains. Elle est indissociable de l’État moderne, qui se définit par un territoire, une population et un gouvernement dont la mission est d’assurer la défense des frontières extérieures et la suppression des frontières intérieures.
La délimitation des frontières politiques accompagna l’essor du principe des nationalités et de la souveraineté nationale dans l’Europe du XIXe siècle, où la mobilité des capitaux et des personnes restait libre. Puis les grandes guerres du XXe siècle, qui enfantèrent l’État totalitaire, entraînèrent la systématisation et la fermeture des frontières. Ainsi, durant la guerre froide, le mur de Berlin devient le symbole de la division de l’Allemagne, de l’Europe et du monde entre les deux blocs réunis au sein de l’Otan et du Pacte de Varsovie. La chute du mur de Berlin puis l’effondrement de l’Empire soviétique créèrent l’illusion d’une fin parallèle des frontières et de l’Histoire. La disparition des idéologies du XXe siècle laissait le champ libre à la démocratie, à l’universalisation du capitalisme et à la société ouverte. La mondialisation, portée par l’ascension des marchés au détriment des États, était censée engendrer une terre plate. Le monde virtuel de l’économie numérique se joue du monde réel des États, s’émancipant des lois et des impôts pour imposer un modèle de développement planétaire fondé sur l’accès à Internet, les start-up et le partage. L’Europe, pionnière dans la construction d’un ensemble multinational à partir de ses nations, donnait une formidable accélération à son intégration à travers sa réunification, la création de l’euro puis la mise en place de l’espace Schengen, qui garantit la libre circulation des hommes.
La disparition des frontières relève cependant du mythe. L’idée est née de la focalisation autour de la mondialisation, qui a masqué le rôle persistant des Etats au sein du système multipolaire ainsi que le retour en force des passions identitaires, nationalistes et religieuses. Depuis 1990, plus de 28 000 kilomètres de frontières nouvelles ont été créés, conséquence de la multiplication des Etats, passés de 159 à environ 200. Cette fragmentation de l’espace s’est concentrée dans l’ex-Asie soviétique, en Europe dans les Balkans, avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, enfin en Afrique avec les sécessions de l’Erythrée et du Soudan du Sud. La multiplication des États a eu pour pendant leur fragilisation, voire leur effondrement, du Mali à l’Afghanistan en passant par la Libye et la Centrafrique, la Somalie et le Soudan, l’Irak et la Syrie. Le foisonnement parallèle des États et des zones de chaos, qui sont autant de foyers d’exportation d’une violence radicale, a débouché sur le durcissement des frontières physiques, matérialisées par l’édification de murs. Quarante pays s’en sont dotés depuis 1989, avec pour double objectif de protéger leur territoire et leur population ainsi que de renforcer la cohésion et l’identité nationales. Ce mouvement touche tous les continents, de la frontière des États-Unis avec le Mexique à celles d’Israël avec les Territoires palestiniens, de la Tunisie avec la Libye, de l’Arabie saoudite avec l’Irak, de l’Inde avec le Pakistan et le Bangladesh, et désormais de la Hongrie avec la Serbie et la Roumanie. Le mouvement de reconstitution des frontières est une réponse à l’accélération de l’Histoire depuis le début du XXIe siècle. Les attentats du 11 septembre 2001 ont entraîné une vaste mobilisation sécuritaire qui a durci les conditions d’entrée sur le territoire des démocraties, États-Unis en tête. Mais le choc décisif est venu de la montée des menaces sécuritaires, ponctuée par la crise des migrants en Europe, qui a fait imploser Schengen et contraint l’Allemagne, l’Autriche et la Slovaquie à fermer leurs frontières à partir du 13 septembre. Avec, pour conséquence, une fracture entre l’ouest et l’est du continent – qui relève des murs après s’être libéré du rideau de fer –, s’ajoutant à la fracture économique entre le nord et le sud du continent. Un double front s’est ouvert, prenant totalement de court les nations libres. D’un côté, la Chine et la Russie ont mis à profit le trou d’air et le repli des États-Unis pour engager une stratégie d’expansion territoriale en mer de Chine et en Ukraine. De l’autre, les démocraties restées fidèles aux principes de la société ouverte sont confrontées à des mouvements migratoires sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Que faire ? Le relèvement des frontières nationales est une solution tout aussi illusoire que leur démantèlement inconditionnel. La construction de la ligne Maginot s’est révélée une dramatique erreur stratégique face à l’Allemagne hitlérienne, rappelant que l’immobilisme et la rigidité sont rarement des réponses efficaces face à la mécanique de choc et de vitesse de l’Histoire. Les investissements massifs réalisés par les Etats-Unis pour garantir l’inviolabilité de leur frontière méridionale se révèlent impuissants à enrayer l’immigration de millions de Mexicains et de Sud-Américains. Il est tout aussi vain de tabler sur le retour des frontières nationales pour bloquer ou réguler le développement de l’économie numérique. La preuve, les deux pays qui ont systématisé le protectionnisme, l’Argentine et la Russie, cumulent la récession, la paupérisation et le risque de faillite du fait de l’exode des capitaux et des talents. Et la France, qui a été le plus loin dans la multiplication des réglementations et des impôts nationaux, passe à côté de la reprise du monde développé et de l’Europe, et voit sa chute s’accélérer brutalement avec le tarissement de la croissance, la baisse de la richesse par habitant, l’envolée du chômage et de la dette publique.
Est-ce à dire qu’il faut se satisfaire du statu quo ? Certainement pas. Mais il faut s’attaquer aux causes et non pas aux conséquences. Le retour des frontières et des murs en Europe constitue une réaction erronée à deux problèmes fondamentaux : le désarroi des citoyens des démocraties face à la crise politique, économique et sociale qui déstabilise les classes moyennes ; la demande légitime de sécurité des citoyens face aux menaces extérieures et intérieures créées par la guerre de religion planétaire livrée par les islamistes ainsi que par la remise en question de la sécurité du continent engagée par la Nouvelle Russie de Vladimir Poutine avec l’annexion de la Crimée.
Dans ces deux domaines, l’Europe a commis la même erreur cardinale en créant l’euro puis l’espace Schengen sans institutions ni mécanismes de solidarité pour faire face aux crises. Puis en agissant trop peu et trop tard. En réalité, l’important n’est pas que la frontière de la France soit située à Strasbourg, à Passau, à Lampedusa ou à Lesbos ; l’important est qu’elle soit effectivement surveillée et contrôlée, et que la protection de la population et du territoire français soit assurée. Pour Schengen comme pour l’euro, la solution n’est pas dans l’éclatement et le retour aux monnaies ou aux frontières nationales, mais dans des réformes profondes au niveau de l’Union et des nations. Il nous faut réinvestir massivement dans les fonctions régaliennes de l’État, ce qui impose de rationaliser des transferts sociaux insoutenables. Il nous faut adopter un droit unifié de l’asile au sein de l’espace Schengen et s’assurer du retour des immigrés et des déboutés en situation irrégulière. Il nous faut passer enfin des mots aux actes dans le domaine de la défense européenne, avec pour objectifs concrets la protection des infrastructures essentielles (transport, énergie, télécommunications, eau), la surveillance des frontières, la stabilisation de la périphérie.
La volonté des Européens de sortir de l’Histoire ou de s’en protéger par des murs est une tragique illusion. Les migrants nous rappellent que la Syrie et l’Irak, l’Afrique et la Libye, la Russie et la Turquie font partie de notre histoire. Et que leurs dirigeants et leurs peuples décideront de notre destin si nous ne nous mettons pas en situation de le prendre en main.
(Chronique parue dans Le Point du 24 septembre 2015)