L’Europe devra réinvestir dans sa sécurité et la France réformer enfin son modèle économique et social.
L’histoire n’est pas linéaire. Elle fait du surplace puis accélère. L’année 2015 fut ainsi celle de chocs qui ont transformé de façon irréversible le monde, l’Europe et la France. Au plan économique, trois fins de cycle se sont télescopées. Le ralentissement de la croissance en Chine, qui clôt les « trente glorieuses » ouvertes par Deng Xiaoping en 1979 sans pour autant entraver l’affirmation de la puissance de Pékin à travers l’intégration du yuan au panier de monnaies du FMI ou les nouvelles routes de la soie qui remodèlent les échanges internationaux. La chute du prix des matières premières et notamment du pétrole, passé de 115 à 35 dollars le baril depuis juin 2014. L’enclenchement de la remontée des taux d’intérêt de la Fed qui devraient atteindre 3,5 % dans un horizon de trois à quatre ans.
Les ruptures stratégiques ont été plus considérables encore. D’un côté, l’État islamique a poursuivi sa progression en mobilisant près de 30.000 djihadistes étrangers, en se constituant un nouveau sanctuaire en Libye, en multipliant les attentats de Paris à San Bernardino et de Tunis au Koweït. De l’autre, la Russie a effectué une spectaculaire percée grâce à son intervention militaire en Syrie qui lui a permis de rompre son isolement tout en continuant sa pression sur l’Ukraine, de se replacer au centre du jeu diplomatique, de faire pencher à son profit l’équilibre stratégique en Europe et au Moyen-Orient.
En Europe, la crise attendue autour du Grexit et de l’euro a été déjouée in extremis. Mais la lente amélioration de la situation économique de la zone euro, marquée par une croissance de 1,8 %, la création de 2,2 millions d’emplois et la stabilisation de la dette publique, a été prise à revers par la perspective du Brexit, l’arrivée d’une vague de 1,3 million de migrants et la multiplication des frappes terroristes. Alors que les risques du XXIe siècle appellent plus d’intégration, l’Union est de plus en plus menacée d’éclatement.
Loin de profiter de la configuration favorable découlant de baisse simultanée du prix du pétrole, de l’euro et des taux d’intérêt, la France a vu s’amplifier son décrochage. La croissance plafonne autour de 1 %, en queue de peloton de la zone euro. Le chômage touche 5,7 millions de personnes (toutes catégories confondues) et continue à augmenter, alors que les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont rétabli le plein-emploi.
La dette atteindra 100 % du PIB avant 2017 en raison de la dérive des dépenses publiques (57,5 % du PIB) sous l’effet des transferts sociaux (34 % du PIB) et de la création de dizaines de milliers de postes de fonctionnaires supplémentaires. Le patrimoine national a fondu de 1,8 %. La société est au bord de la guerre civile. Enfin, la France ne dispose ni d’une stratégie globale ni des moyens nécessaires pour répondre aux menaces intérieures et extérieures.
Force est de constater que les démocraties rééditent toutes les erreurs qui manquèrent provoquer leur perte dans les années 1930 face à la grande déflation et aux totalitarismes : fossé croissant entre les États-Unis, en plein repli, et l’Europe ; division de l’Union entre le nord et le sud à propos de la stratégie économique comme entre l’ouest et l’est à propos des migrants ; faiblesse du leadership et crise des institutions qui laissent le champ libre aux populistes, de Donald Trump, en tête de la primaire républicaine, à Marine Le Pen, qui a fait du Front national le premier parti de France, en passant par Viktor Orban qui reconstruit des murs au cœur du continent européen.
L’année 2016 sera donc une heure de vérité. Soit la dynamique des chocs, de la volatilité et de la polarisation s’emballe, synonyme de chaos et de violence. Soit le redressement s’amorce, fondé sur l’accélération des réformes et la gestion active des risques. La consolidation de l’économie mondiale autour d’une croissance de 3,5 % devra surmonter deux périls. La hausse des taux d’intérêt et la divergence monétaire inédite entre les États-Unis et l’Europe impliquent une hausse de la volatilité, notamment sur les obligations d’entreprise et les pays endettés en devise, à l’exemple de la Turquie. Par ailleurs, la faiblesse des prix de l’énergie et des matières premières placera certains grands pays émergents au bord de la rupture, à l’image du Brésil, de la Russie, du Nigeria ou de l’Algérie.
L’année 2016 doit impérativement être celle de l’endiguement de l’État islamique au Moyen-Orient et en Libye, ce qui suppose une stratégie globale intégrant les approches militaires, diplomatiques, économiques et financières.
D’où la nécessité de reconstruire un cadre de sécurité en Europe et d’en créer un en mer de Chine. D’où la priorité pour les démocraties de retrouver leur unité et pour l’Europe de réinvestir dans sa sécurité alors que les dépenses militaires s’envolent dans le monde (1680 milliards de dollars en 2016). D’où l’urgence pour la France de réformer enfin son modèle économique et social. De l’élection présidentielle américaine au référendum britannique sur le Brexit en passant par les primaires de l’opposition républicaine en France, le destin des démocraties sera, comme dans les moments critiques de leur histoire, entre les mains de leurs citoyens. Le réarmement est avant tout intellectuel et moral : il exige de choisir l’ouverture contre le repli, la raison contre les passions collectives, la liberté contre les fanatismes.
(Chronique parue dans Le Figaro du 21 décembre 2015)