En Europe, la gestion de la crise des migrants met en péril l’Union.
Soixante-deux ans après son lancement, le mouvement d’intégration de l’Europe pourrait recevoir le coup de grâce avec la crise des migrants. Elle la menace plus profondément encore que le choc sur la zone euro ou le Brexit. Elle acte en effet la rupture du couple franco-allemand, qui fut le cœur du projet européen, et déstabilise, avec la montée du parti AfD, l’Allemagne d’Angela Merkel, qui assure le leadership du continent depuis l’effacement de la France en raison de son incapacité à se réformer.
Loin de s’atténuer, le flot des réfugiés s’emballe. Après 1,25 million de migrants en 2015, 250 000 sont arrivés en Europe depuis le début de 2016, dont 125 000 en Grèce. L’Allemagne prévoit d’accueillir jusqu’à 3,6 millions de personnes d’ici à 2020. Les causes sont durables – pauvreté, effondrement des États, guerres et terreur djihadiste -, tout comme l’écho de la promesse d’accueil lancée par Angela Merkel.
La crise des migrants a connu quatre moments. Le déni, avec la longue passivité face à l’implosion de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que le cantonnement des réfugiés en Italie et en Grèce. L’illusion humanitaire, avec la décision unilatérale d’Angela Merkel en août dernier de rompre avec les règles de Schengen, ce qui a provoqué un immense exode vers l’Europe. Le retour au réel, avec l’échec des relocalisations, le refus de l’Europe centrale et orientale d’accueillir des réfugiés, le basculement de l’opinion allemande à la suite des agressions à Cologne, Stuttgart et Hambourg. La panique, avec la fermeture des frontières, la suspension des accords de Schengen puis la tentative désespérée de déléguer à la Turquie la gestion des réfugiés.
La crise des migrants prend désormais un tour critique pour l’Europe et ses nations :
- Elle accélère la poussée de l’extrême droite, comme le prouve le score de 12 à 24 % obtenu par l’AfD dans trois Länder, déjà portée par la déflation et le chômage, la fragilisation des classes moyennes, le renouveau des menaces sécuritaires et le désarroi identitaire. Le succès des populistes rend les démocraties ingouvernables, ce qui accroît la colère des citoyens devant leur impuissance, tout en soulignant à l’inverse l’efficacité des régimes autoritaires, telles la Hongrie d’Orban, la Pologne de Kaczynski ou la Slovaquie de Fico.
- Elle fait la démonstration de la paralysie et de la division de l’UE. Le programme de relocalisation des migrants est un échec cinglant, qui n’a réparti que 535 personnes en six mois pour un objectif de 160 000. Un nouveau fossé s’est ouvert entre l’ouest et l’est du continent, désormais quadrillé de murs et hérissé de barbelés.
- Elle constate la faillite morale de l’Union, qui se trouve doublement en rupture avec ses valeurs. D’un côté, elle refuse d’appliquer les principes du droit d’asile. De l’autre, elle négocie un Munich des réfugiés avec la Turquie et la Russie. La soumission de l’Allemagne au diktat de Recep Erdogan, avec la reconnaissance du principe « 1 réadmis pour 1 nouveau réfugié accueilli », le versement de 6 milliards d’euros, la levée des visas et la relance des négociations pour l’entrée dans l’Union, constitue une faute majeure. L’Europe abdique devant un satrape en pleine dérive nationaliste, guerrière et religieuse.
- Elle provoque enfin l’explosion du couple franco-allemand. L’unilatéralisme des décisions de Berlin pour accueillir les réfugiés puis concéder leur gestion à la Turquie a pour pendant la passivité et le repli de Paris, qui, pour l’heure, a accueilli 135 réfugiés. La divergence apparue à propos de la gestion de la crise de la zone euro cède la place à un conflit ouvert qui condamne l’Europe à l’éclatement s’il n’est pas rapidement résolu.
Les démocraties doivent combattre les populismes mais entendre leurs citoyens. Il faut redéfinir la stratégie de l’Europe vis-à-vis des migrants. Unification des règles en matière d’immigration et d’asile et création d’un commissariat européen aux réfugiés. Accueil sous condition d’intégration. Sanctions commerciales contre la Turquie et suspension du Conseil de l’Europe en cas de poursuite de l’exportation des réfugiés et du démantèlement des libertés fondamentales. Stratégie globale de sécurité reposant sur l’accélération des échanges en matière de renseignement et de données, le contrôle effectif des frontières extérieures de l’Union, la coordination de la lutte contre l’État islamique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Ceci exige un leadership fort, qui ne peut être exercé que par le couple franco-allemand, ainsi que la relance politique du projet européen. En gardant à l’esprit cette vérité, au moment où l’histoire accélère et que les menaces sur la démocratie et l’Europe se renforcent : la puissance sans la morale est totalitaire ; la morale sans la puissance est suicidaire.
(Chronique parue dans Le Figaro du 21 mars 2016)