La politique de défense de la France est contradictoire. Si l’État veut l’autonomie stratégique, il doit s’en donner les moyens.
Le bilan économique, social et européen calamiteux de la première année du quinquennat de François Hollande, élu sur la promesse illusoire que la crise était derrière nous, contraste avec la réussite militaire de l’intervention au Mali, qui force le respect de nos alliés américain et européens. Comme en Côte d’Ivoire et en Libye, et contrairement aux scénarios établis, la France est entrée en premier sur un théâtre d’opérations et a fait la décision, même si elle bénéficie de l’appui des États-Unis en matière de logistique et de renseignement ainsi que du renfort d’une force africaine de 6 000 hommes.
Or, dans le même temps, Jean-Louis Carrière, président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat, lance un cri d’alerte en faisant sienne la formule prononcée par Danton en 1792 : « La patrie est en danger parce que sa défense l’est. » Et ce à juste titre, car les conseils de défense des 19 et 26 mars menacent de se transformer en Sedan budgétaire pour la défense de la France.
Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale lancé l’été dernier est mort-né, victime collatérale de la guerre du Mali comme de la guerre civile syrienne. Il a en effet été construit autour de quatre principes qui se sont tous révélés faux. Le premier postulait que les menaces interétatiques et la guerre étaient en voie de disparition et que la France ne serait plus confrontée qu’à des risques hybrides et asymétriques, alors même que les ambitions de puissance, les conflits territoriaux et la prolifération des armes de destruction massive s’emballent sur fond de hausse des dépenses d’armement de plus de 50 % en une décennie. Le deuxième, ignorant la mondialisation et le basculement du monde vers l’Asie, pariait sur un champ d’action restreint à l’Europe et à l’Afrique. Le troisième entendait recentrer en conséquence la défense autour de la dissuasion et de la protection du territoire en ne conservant qu’une capacité réduite de gestion de crise au sein de forces internationales et en abandonnant la projection sur un théâtre d’opérations de haute intensité. Le quatrième, financier, ramenait le budget de la défense de 1,55 % à 1,1 % du PIB, mutualisant au sein de l’Europe moins les missions, les forces et les industries que les coupes budgétaires – et ce au moment précis où le retrait des États-Unis de notre continent exacerbe le vide de sécurité et où le dérapage des révolutions du monde arabo-musulman doublé de l’arrivée de l’Iran au seuil nucléaire enflamme l’arc de crise qui court du Maroc à l’Afghanistan.
Deux trajectoires financières ont été élaborées sur ces bases. La première, conforme aux orientations initiales du livre blanc, prévoit une diminution des crédits budgétaires de 30 à 27 milliards d’euros et une enveloppe de l’ordre de 345 milliards d’ici à 2025 qui ramène le budget de la défense autour de 1,1 % du PIB en dépit d’une improbable clause de retour à meilleure fortune à partir de 2020. La seconde, moins extrême, stabilise les crédits à 29 milliards d’euros et table sur 360 milliards sur dix ans avec un objectif de 1,3 % du PIB. Les conséquences pour les capacités militaires et l’industrie de défense sont destructrices dans le premier cas, très lourdes dans le second.
La dissuasion nucléaire serait préservée dans ses deux composantes maritime et aérienne. Mais le premier scénario réduirait la défense de la France à la force de frappe et à Vigipirate, en ramenant l’armée de terre à 50 000 hommes, en réduisant des deux tiers le parc des avions de combat et en imposant la mise sous cocon du porte-avions « Charles-de-Gaulle » et du groupe aéronaval, ce qui signifie leur extinction, faute d’entraînement. Le second scénario révise à la baisse l’ensemble des fonctions stratégiques et limite le format des forces de combat à 80 000 hommes, ce qui rend douteuse à terme la préservation d’une capacité à ouvrir un théâtre d’opérations avec les moyens de renseignement, de projection et de frappe dans la profondeur qu’elle implique.
L’industrie française de défense représente un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros, compte 165 000 emplois directs, génère plus de 5 milliards d’euros d’exportations et constitue un pôle d’excellence technologique dont de nombreuses innovations trouvent des applications civiles. En réduisant les commandes de l’État de 9 à 4,5 ou 6,5 milliards d’euros selon les scénarios, la nouvelle loi de programmation entraînerait la suppression de 15 000 à 50 000 emplois directs. Dans la première hypothèse, la filière de l’armement terrestre devrait être abandonnée au bénéficie de l’Allemagne, dont l’industrie est en forte croissance avec 80 000 emplois et plus de 10 milliards d’euros d’exportations en 2012.
En bref, dans un monde dangereux où les surprises stratégiques se multiplient, la défense est en passe de devenir la variable d’ajustement d’un État social en faillite et la France s’apprête à dire adieu aux armes en renonçant à la guerre. Dans le premier cas, elle se rapprocherait de la Suède, dont le chef d’état-major, le général Göranson, a montré qu’elle ne pourrait se défendre plus d’une semaine en cas d’attaque. Dans le second cas, un choix s’imposerait à terme entre la protection du territoire et la capacité à faire la guerre, qui donnerait inévitablement la priorité à la défense de la population. Avec pour conséquence une remise en question du statut international de la France, notamment de sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu.
S’il est tout à fait vrai que la souveraineté de la France se trouve aujourd’hui menacée tant par l’explosion de sa dette publique, qui la met dans la main des marchés financiers, que par la multiplication des risques et des surprises stratégiques, la solution ne passe pas par la désintégration de son système de défense, qui n’a rien d’inévitable.
Quel est l’état du monde ? Instable, volatil et dangereux, mêlant la persistance des ambitions de puissance, l’onde de choc des révolutions du monde arabo-musulman, le défi du terrorisme, les risques technologiques et la montée en puissance de la cyberguerre, tous éléments qui font que la guerre reste une réalité du XXIe siècle tout en militant pour une réactivité et une flexibilité maximales.
Que veut faire la France ? Conserver son autonomie stratégique de décision et d’action, pouvoir faire face à la diversité des menaces, tirer tout le parti du pôle d’excellence opérationnel et industriel que représente la défense.
Comment concilier autonomie stratégique et reconquête de l’indépendance financière ? D’abord en stabilisant à 30 milliards d’euros les crédits budgétaires – soit 1,5 % du PIB -, augmentés des recettes exceptionnelles qui devraient être tirées de la privatisation des entreprises publiques du secteur de la défense. Au reste, ce montant demeure inférieur tant à la norme de 2 % du PIB considérée comme un plancher par l’Otan qu’aux budgets de défense britannique (41 milliards d’euros) et allemand (34 milliards d’euros). Il doit surtout être comparé aux 1 120 milliards de dépense publique française, et notamment aux 600 milliards de dépenses sociales – soit 33 % du PIB – qui doivent être prioritaires dans les indispensables coupes. Par ailleurs, l’effort de mutualisation des moyens doit être multiplié au sein de l’Europe comme au sein des forces entre nucléaire et conventionnel. Dans le même temps, il est possible de répondre à la diversification des risques par une spécialisation accrue des missions, des forces et des matériels.
Ces principes permettraient de garantir l’autonomie stratégique de la France en mettant à niveau ses capacités d’anticipation et de renseignement à travers les investissements dans l’espace et les drones. Dans le même temps serait poursuivie la construction d’une cyberdéfense dont la multiplication des attaques, notamment venant de Chine et de Russie, sur les réseaux publics et les entreprises montre le caractère vital. Il est à l’inverse possible de geler le budget de la dissuasion, dont toutes les composantes et les outils ont été modernisés tout en réfléchissant à la prolongation de la durée de vie des équipements dans le nucléaire militaire comme dans le nucléaire civil. Une capacité limitée mais effective de faire la guerre serait maintenue autour de 15 000 hommes projetables, des forces spéciales et de la frappe en profondeur, tandis qu’un contingent équivalent pourrait être mobilisé pour des opérations de gestion de crise. La filière industrielle de l’armement, son expertise et son capital humain seraient sauvegardés, tout en étant réorientés vers l’exportation et la conclusion d’alliances européennes.
La stratégie et la politique de défense obéissent par essence au temps long. François Hollande bénéficie, notamment pour l’opération du Mali, des arbitrages et des investissements de ses prédécesseurs, qui ont su préserver l’autonomie d’analyse, de décision et d’action de la France. Il peut sacrifier cet héritage sur l’autel d’un modèle social insoutenable. Après avoir fait basculer l’économie du déclin relatif au déclin absolu, il porterait alors la responsabilité d’un déclassement stratégique et diplomatique de la France qui sera irréversible pour ses successeurs.
(Chronique parue dans Le Point du 21 mars 2013)