L’élection de Trump et le Brexit obligent l’Europe à redéfinir sa politique de sécurité et à se réarmer.
Les surprises stratégiques s’enchaînent. À Davos, Xi Jinping a défendu le libre-échange et la mondialisation au moment où Donald Trump déchire les traités commerciaux et fustige les institutions multilatérales. À Munich, le « Davos de la sécurité », qui a rassemblé plus de 500 ministres et parlementaires du 16 au 19 février, la France a plaidé pour l’Otan, que Donald Trump déclare obsolète, tandis que Carl Bildt, ancien Premier ministre de Suède, se consacrait à démentir l’existence de l’attentat qui aurait frappé son pays, au dire du nouveau président des États-Unis.
Le vice-président américain, Mike Pence, qui devait rassurer les Européens, a renforcé leurs inquiétudes. Dans la forme, il est resté enfermé dans ses discours sans accepter aucun débat, soulignant son absence de marge de manœuvre comme l’imprévisibilité de la nouvelle administration. Sur le fond, sa vision de l’Otan se limite à exiger des Européens qu’ils portent leur effort de défense à 2 % du PIB avec de premières mesures dès 2017 – objectif légitime mais qui n’a de sens que si l’Alliance atlantique est pérenne et crédible. Par ailleurs, les priorités de la nouvelle administration vis-à-vis de la Russie, de la Turquie, du Moyen-Orient ou de l’Afrique restent inconnues.
Quatre constats se dégagent de la conférence de Munich :
- Le monde du XXIe siècle devient extrêmement dangereux pour les démocraties, qui sont confrontées au terrorisme islamique et à la pression des démocratures chinoise, russe et turque. S’y ajoute la multiplication des attaques cybernétiques contre les entreprises, les institutions, comme le montrent les interventions de la Russie pour manipuler les opinions dans les campagnes électorales aux États-Unis et en Europe.
- Le monde libre est profondément ébranlé par l’embardée des États-Unis, qui minent les cadres et les règles de l’ordre mondial et renient leurs valeurs en communiant avec les démocratures dans l’ère de la politique post-vérité. Les États-Unis ne sont plus une solution, mais une grande partie du problème. Ils ne réassurent plus la sécurité des démocraties.
- Les démocratures s’engouffrent dans la brèche, permettant à Sergueï Lavrov, appuyé par la Chine, l’Iran et la Turquie, de célébrer la naissance d’un monde post-occidental. Ce monde récuse ouvertement la démocratie et se réclame des principes du meilleur des mondes de George Orwell dans « 1984 » : « La guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force. » Les démocratures n’ont pas pour premier ennemi le fanatisme religieux, mais bien les démocraties occidentales.
- L’Europe se trouve en première ligne face au changement de nature et d’intensité des risques stratégiques. Elle est un théâtre d’opérations privilégié pour les djihadistes, et il ne fait aucun doute qu’elle sera testée par la Russie de Vladimir Poutine et par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Or elle est un continent vieux, riche et désarmé, qui ne bénéficie plus d’une garantie de sécurité fiable des Etats-Unis et dont l’intégration se trouve gravement menacée par le Brexit.
La conférence de la sécurité de Munich de 2017 fait donc écho à celle de 1938, qui acta le démembrement de la Tchécoslovaquie et justifia le commentaire cinglant de Winston Churchill à l’adresse de Neville Chamberlain : « Vous avez voulu choisir entre la guerre et le déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. » Le monde du XXIe siècle, tout en étant très différent de celui des années 1930, présente certains traits communs : la déflation, la déstabilisation des classes moyennes des pays développés, la montée des populismes, le renouveau des risques stratégiques. Le dilemme politique et moral qui se pose aujourd’hui à l’Occident est identique à celui de 1938 : à renoncer à ses valeurs et à son unité, ne court-il pas droit à la guerre ?
Munich sonne de fait comme un ultime avertissement pour l’Europe. Après le Brexit, qui l’a amputée du tiers de son potentiel militaire, après l’élection de Donald Trump, qui fragilise l’Otan, elle doit impérativement réarmer pour défendre sa souveraineté et sa liberté.
Soixante ans après le traité de Rome, la construction européenne doit être relancée autour d’une Union pour la sécurité dont les missions seraient la lutte contre le terrorisme islamique, la préservation des infrastructures vitales et plus encore la reprise du contrôle des frontières extérieures du continent – notamment par la transformation de Frontex en une force de police à part entière. La protection du continent et de ses frontières permet d’aligner les priorités des pays du Sud, ciblés par le terrorisme islamique, et celles des pays de l’Est et du Nord, soumis aux pressions politiques et militaires de la Russie.
La France a vocation à prendre le leadership de cette Europe de la sécurité. Après le Brexit, elle demeure le seul pays européen à disposer d’un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu, à mettre en œuvre la dissuasion nucléaire, à pouvoir projeter des forces et à entrer en premier sur un théâtre d’opérations complexe. Au terme des accords de Lancaster House, signés en 2010, elle a mis en place une coopération militaire avec le Royaume-Uni tant sur le plan classique – avec la création d’une force interarmées – que sur le plan nucléaire. Elle constitue le pivot autour duquel gérer la communauté des intérêts stratégiques entre l’Union et le Royaume-Uni face aux nouvelles menaces qui les visent.
La France, dans ce contexte inédit depuis les années 1930, dispose d’une responsabilité particulière. Elle doit se doter d’une stratégie globale qui articule la sécurité intérieure et extérieure, moderniser ses doctrines d’intervention et réinvestir dans sa sécurité, qui a beaucoup souffert de la cannibalisation de l’Etat régalien par l’État-providence (2,8 % contre 34 % du PIB). La surchauffe des armées comme des forces de police impose de porter en 2022 à respectivement 2 % et 1 % du PIB les budgets des ministères de la Défense et de l’Intérieur. Au plan politique, il est vital que la France fasse barrage au populisme au moment où d’aucuns attendent qu’elle devienne le prochain domino à tomber entre leurs mains. Enfin, le redressement économique de notre pays constitue la condition première de la relance de l’Europe.
Entre la liberté et la démagogie, il faut choisir. Il n’y a en effet pas plus de sécurité sans développement économique – donc sans réformes – que de développement économique sans sécurité – donc sans efforts pour la financer.
(Chronique parue dans Le Point du 03 mars 2017)