L’« Airbus du ferroviaire » ne se fera pas. Une erreur autant qu’un contresens.
En opposant, le 6 février, son veto à la fusion entre Alstom et Siemens au nom des règles de la concurrence, la Commission européenne a enterré le projet d’un Airbus du ferroviaire. Margrethe Vestager, commissaire chargée de la Concurrence, a justifié cette décision par le risque de création d’un monopole dans les trains à grande vitesse et la signalisation qui provoquerait une hausse des prix pour le consommateur et freinerait l’innovation. En réalité, le refus de former un champion européen de l’industrie ferroviaire constitue une erreur majeure, qui illustre le fossé qui s’est creusé entre l’Union et le monde du XXIe siècle. Erreur juridique avec l’examen des conditions de concurrence dans le périmètre de la seule Union au prétexte paradoxal que les marchés chinois, japonais et coréen sont fermés, ainsi que la prise en compte du seul point de vue de l’évolution des prix à court terme pour le consommateur. Erreur économique avec le blocage de la consolidation du secteur ferroviaire européen qui laisse le champ libre à un monopole chinois : fort d’un chiffre d’affaires de 26 milliards d’euros (contre 7,8 milliards pour Siemens Mobility et 7,3 milliards pour Alstom), CRCC a en effet construit 29 000 kilomètres de lignes à grande vitesse en quinze ans – douze fois le réseau français -–, fabriqué la moitié des locomotives électriques, trains à grande vitesse et métros livrés dans le monde depuis 2015, et entend réaliser 15 milliards d’exportations en 2020. Erreur stratégique avec la poursuite de l’euthanasie de l’industrie européenne, qui ne représente plus que 19 % du PIB de l’Union et 15 % de l’emploi, alors qu’elle demeure le moteur de l’innovation, des gains de productivité et des exportations. Erreur politique, à quelques semaines d’élections décisives pour l’UE, qui ne peut qu’encourager les populistes en démontrant son incapacité à remplir sa mission première, à savoir faire de l’Europe un des pôles structurants du capitalisme universel et un facteur de protection pour ses citoyens.
Rarement contresens aura été aussi parfait. La Commission assure l’ouverture du grand marché aux oligopoles américain et chinois au moment où le protectionnisme remonte en flèche, ce qui le voue à devenir la variable d’ajustement de la guerre commerciale et technologique entre Washington et Pékin. Par ailleurs, le veto mis à l’émergence de champions européens interdit d’investir les ressources en termes de recherche et de développement indispensables pour s’adapter aux révolutions numérique et écologique. L’UE ne change pas une équipe qui perd : elle sanctuarise les recettes qui ont conduit à la liquidation de notre industrie des télécommunications, des batteries, du nucléaire ou des panneaux solaires. Avec pour résultat que la recherche plafonne sur notre continent autour de 100 milliards d’euros par an, niveau très insuffisant, et qu’on ne compte plus que 12 entreprises européennes dans les 100 premières capitalisations mondiales, contre 28 il y a dix ans.
Si l’Europe ne veut pas voir disparaître son appareil de production et le grand marché être réduit à l’enjeu de l’affrontement entre Gafam et entreprises d’État chinoises, elle doit impérativement se doter d’une stratégie industrielle, excellent antidote aux populistes avec ses investissements dans l’emploi à haute valeur ajoutée, dans l’innovation et la compétitivité. Au cœur de la refondation de l’UE doit être placé un plan Made in Europe 2030 qui érige prioritairement l’industrie pour la prochaine décennie. Et ce autour de six orientations :
- La révision des lignes directrices en matière de concurrence, dont la dernière actualisation remonte à 2004, dans un contexte radicalement différent de mondialisation triomphante et de libre-échange, afin de prendre en compte le marché mondial, la consolidation de l’offre pour innover et exporter, les contraintes de souveraineté et de sécurité, notamment dans le domaine cybernétique.
- L’exigence de stricte réciprocité et de respect de la propriété intellectuelle dans les accords commerciaux ouvrant l’accès au grand marché.
- L’exercice de représailles systématiques en réponse au dumping, aux mesures protectionnistes ou aux sanctions visant les entreprises européennes.
- Le contrôle des investissements extracommunautaires dans les entreprises ou les actifs stratégiques.
- Le soutien massif à l’innovation et aux investissements dans l’intelligence artificielle et le cyber.
- La transformation de l’euro en monnaie de règlement internationale. Les conditions politiques d’une réindustrialisation de l’Europe sont aujourd’hui réunies en raison du Brexit, qui annihile le veto britannique, et du revirement de l’Allemagne, sous le choc des menaces commerciales de Donald Trump et du rachat de Kuka par le chinois Midea. Cette occasion historique doit être saisie.
(Chronique parue dans Le Point du 14 février 2019)