L’Union n’a jamais été si impuissante et divisée. Il est temps pour Berlin et Paris de rétablir la confiance afin de réengager les citoyens.
Alors que le Brexit ne finit pas de finir et que le rejet de la candidature de Sylvie Goulard ouvre une crise institutionnelle entre la Commission, le Parlement et les États membres, l’Europe voit se matérialiser les risques qui la menacent et qui peuvent conduire à sa désintégration. Le FMI révise à la baisse la croissance de la zone euro, qui plafonnera en 2020 à 1,3 % en raison du ralentissement de l’Allemagne. Trump met à exécution ses menaces en imposant 7,5 milliards de dollars de droits supplémentaires sur 150 produits européens. Erdogan, fort du feu vert américain, a lancé une offensive en Syrie, qui entraînera la libération de 10 000 djihadistes étrangers, dont 2 000 européens. La Grèce voit de nouveau affluer 10 000 migrants chaque mois.
Les Européens ne peuvent rester dans le déni des transformations du monde et de la dégradation de leur environnement. Le décrochage actuel de l’activité souligne le risque de japonisation de la zone euro. La déstabilisation des classes moyennes nourrit les populismes. Le grand marché de 510 millions de consommateurs, ouvert et régulé par la seule concurrence, devient la variable d’ajustement de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Enfin, le continent se trouve sous la menace des démocratures russe et turque au moment où la garantie de sécurité des Etats-Unis disparaît et où sont démantelées les institutions et les règles qui fondaient l’ordre mondial.
Le dilemme européen est posé. D’un côté, l’Europe n’a jamais été plus nécessaire dans le monde du XXIe siècle, dominé par les empires et les risques systémiques qu’aucun des États du continent ne peut maîtriser seul. De l’autre, l’Union n’a jamais été si impuissante et divisée. Et ce en raison du blocage du couple franco-allemand, qui se refuse à trancher le nœud gordien en accélérant l’intégration du continent pour restaurer sa souveraineté. Sous l’ordonnance immuable des rituels franco-allemands pointe une divergence entre les deux nations sans précédent depuis l’échec de la CED, en 1954. Divergence sur les institutions européennes, comme l’ont montré les psychodrames des spitzenkandidaten. Divergence sur le statut et la stratégie de la BCE, avec la mise en accusation de Mario Draghi à propos des mesures de soutien de l’activité dans la zone euro. Divergence sur la régulation du grand marché, les investissements et les technologies que le mercantilisme allemand est réticent à protéger afin de préserver les exportations vers la Chine et les États-Unis. Divergence sur le budget de l’Union, avec la multiplication des demandes de rabais, et sur celui de la zone euro, qui a été vidé de toute substance par l’Allemagne au nom du rejet de toute union de transfert. Divergence sur la défense et la sécurité, qui porte sur l’objectif d’une autonomie stratégique, sur les moyens (plafonnement de l’effort de défense allemand à 1,22 % du PIB), sur la ligne d’apaisement que Berlin souhaite vis-à-vis des démocratures et qui revient, comme le soulignait Churchill face à l’Allemagne hitlérienne, à « nourrir un crocodile en espérant qu’il vous mangera en dernier ».
Ces divergences renvoient à des structures, des histoires et des cultures irréductibles. Régime parlementaire et fédéralisme côté allemand, monarchie présidentielle et hypercentralisation côté français. Culte de l’industrie et de la stabilité d’un côté, de la dépense et des services publics de l’autre. Reconstruction autour du droit et du marché d’un côté, du pouvoir de l’État de l’autre. Ordo-libéralisme et pacifisme d’un côté, culte de l’étatisme et de la puissance de l’autre. Les deux nations sont confrontées à une impasse dont l’Europe est la seule issue. Le modèle français hérité des Trente Glorieuses est insoutenable. Le miracle économique allemand a généré une croissance stable, le plein-emploi, un excédent commercial de 7 % du PIB et des surplus budgétaires… qui ont ramené la dette publique à 58 % du PIB, mais il est mort avec la mondialisation libérale. Sur le plan diplomatique, l’Allemagne ne peut plus compter ni sur les Etats-Unis dans le monde ni sur le Royaume-Uni en Europe. De son côté, la France n’a plus ni les moyens ni la crédibilité pour s’affirmer comme l’interlocuteur privilégié des empires du XXIe siècle.
Au point où nous en sommes, nous pensons que ce n’est pas une bonne idée que tu arrêtes le baroque pour te mettre à l’électro.
Force est de constater que le couple franco-allemand relève du mariage de raison. C’est pour cela que le moment est idéal pour le relancer autour de trois priorités :
- Reconstruire la confiance autour de projets concrets : batteries et véhicules électriques (industrie) ; stockage de l’électricité (énergie) ; captation du carbone, bâtiments intelligents (lutte contre le changement climatique) ; 5G et IA (numérique) ; Erasmus de l’apprentissage et des entreprises (éducation) ; soutien à la Grèce, à la Bulgarie, à l’Italie et à l’Espagne (crise des migrants) ; avion de combat et char du futur, mégaconstellation de satellites (défense).
- Faire émerger une vision partagée de l’Union et de ses institutions autour du modèle de croissance inclusive et soutenable, de la souveraineté commerciale, monétaire, technologique et fiscale, de la construction d’une autonomie stratégique.
- Se constituer en plateforme ouverte aux autres pays du continent et réengager sociétés civiles et citoyens dans le projet européen en soulignant ses valeurs et son identité : attachement à une conception modérée et solidaire de la liberté ; recherche d’un équilibre entre les forces du marché et la régulation publique ; défense des droits de l’homme et du multilatéralisme.
La maxime de Montesquieu reste actuelle pour définir ce que doivent être l’esprit et la ligne du couple franco-allemand : « Si je savais quelque chose d’utile à ma patrie et préjudiciable à l’Europe ou qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime. »
(Chronique parue dans Le Point du 24 octobre 2019)