La reprise en main de la sécurité de l’Europe par l’Otan heurte de plein fouet les projets d’autonomie de l’Union portés par la France.
Le sommet de l’Otan organisé fin juin à Madrid a acté la renaissance de l’Alliance atlantique, celle-là même qu’Emmanuel Macron avait déclaré en état de « mort cérébrale » en novembre 2019. Les décisions qui y ont été prises marquent un tournant historique. Les alliés se sont ainsi accordés sur le fait que la Russie constitue une menace directe pour leur sécurité, adossée au partenariat stratégique conclu entre Moscou et Pékin. Ils ont confirmé leur soutien inconditionnel à l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire. Ils ont approuvé l’adhésion de la Finlande et de la Suède, après la levée du veto de la Turquie, ce qui donne une profondeur stratégique pour la défense des États baltes et ouvre des possibilités d’intervention dans l’Arctique. Ils ont porté de 40 000 à plus de 300 000 hommes les forces à haut niveau de préparation, dont 100 000 mobilisables en dix jours. Ils ont décidé de déployer huit nouveaux groupes tactiques en Europe orientale et de renforcer puissamment la surveillance aérienne. Ils se sont engagés à investir au moins 2 % de leur PIB dans la défense, objectif qui sera atteint par 19 des 30 États d’ici à 2024.
Le renouveau de l’Otan s’effectue autour de la sécurité collective contre la menace de la Russie et du recentrage sur sa dimension militaire, y compris nucléaire. Il est indissociable d’une nouvelle guerre froide qui divise le continent européen. Celle-ci renvoie aux moments les plus tendus de l’affrontement entre les démocraties et l’Union soviétique, dans les années 1950, car elle comporte la rupture des échanges énergétiques, économiques, financiers et humains entre les deux blocs. Elle participe de l’éclatement de la mondialisation autour de sphères d’influence et de zones régionales.
Le retour de la guerre de haute intensité sur le continent comme celui d’une menace directe sur leur sécurité ont pris à revers les démocraties européennes, à l’exception de la France et du Royaume-Uni. L’agression de l’Ukraine par la Russie se traduit dès lors par l’ « otanisation » de l’Europe et par un renforcement majeur de la présence militaire américaine sur le continent. L’unité affichée par les alliés masque cependant la persistance d’importantes divergences et de difficultés qui devront être surmontées dans la durée pour rétablir une dissuasion efficace face à la Russie.
La priorité donnée à l’Est, fortement soutenue par les pays d’Europe orientale et de Scandinavie, ne doit pas occulter la continuité de la menace islamiste et le risque de conflits asymétriques en Afrique et au Moyen-Orient. La volonté des États-Unis d’engager l’Otan dans leur rivalité avec la Chine, qui partage avec la Russie l’objectif de faire émerger un monde post-occidental et qui est désignée comme un défi aux intérêts, à la sécurité et aux valeurs des alliés, est loin de faire l’unanimité. La reprise en main de la sécurité de l’Europe par l’Otan heurte de plein fouet les projets d’autonomie de l’Union portés par la France, avec la « boussole stratégique », tandis que le réarmement européen risque de bénéficier avant tout à l’industrie de défense américaine. Enfin, aucune stratégie claire ne s’est dessinée autour de la rupture intervenue à l’occasion du conflit ukrainien entre l’Occident et le Sud, acquis dans l’ensemble aux Russes.
Ces clivages sont accentués par la fragilité et les divisions des alliés. Les États-Unis sont minés par la crise de leurs institutions – dont témoignent l’assaut du Capitole, en janvier 2021, et la politisation de la Cour suprême – et la radicalisation des opinions. Leur réengagement sur notre continent reste à la merci d’une victoire des républicains aux élections de mid-term ou à la prochaine présidentielle. L’Europe est fragilisée sur les plans économique, politique et moral. Les opinions publiques sont de plus en plus vulnérables face à la stagflation, à la crise énergétique et à la crise alimentaire, qui jouent en faveur des populistes, comme l’a montré l’échec du parti d’Emmanuel Macron aux législatives. Les objectifs à poursuivre dans la guerre en Ukraine et la vision de la Russie diffèrent entre les pays de l’Est et du Nord et entre ceux de l’Ouest et du Sud. La Turquie, qui soumet la ratification de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’extradition d’opposants et à la livraison de F-16 modernisés, demeure un allié improbable.
Face à cette guerre froide qui les oppose à la Russie, les démocraties occidentales doivent tirer les leçons de la stratégie qui leur a permis de triompher de l’Union soviétique en évitant une confrontation armée ouverte et prendre en compte les transformations du monde.
(Article paru dans Le Point du 7 juillet 2022)