Un nouveau président de la Commission a été désigné. Reste à se remettre au travail.
Un siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, qui provoqua son suicide en la ruinant humainement, matériellement et moralement, l’Europe n’est plus menacée par le déchaînement des nationalismes et les rivalités pour le leadership du monde, mais par le vide de puissance et la tentation de sortir de l’Histoire. Soixante ans après le lancement du processus de coopération qui marqua son renouveau, l’Union affronte une heure de vérité, entre relance de son intégration et éclatement.
Or le sommet européen qui s’est tenu à Ypres le 27 juin est tout sauf rassurant. Alors que l’Europe ne bénéficie que d’une reprise molle, que le chômage reste élevé, que la dette publique atteint des sommets, que la colère des peuples monte avec pour cibles la solidarité au Nord et l’austérité au Sud – jusqu’à élire 20 % de députés extrémistes ou populistes au Parlement européen -, les seuls résultats ont été la désignation de Jean-Claude Juncker pour succéder à José Manuel Barroso et l’adoption d’une feuille de route indigente et floue.
Ces décisions par défaut témoignent de la cannibalisation de l’intérêt européen par les intérêts nationaux et de la prise en otage de l’Union par la démagogie des gouvernants. David Cameron en constitue la caricature, qui s’est isolé dans une position nihiliste de refus de Jean-Claude Juncker sans présenter d’alternative, avec pour seule alliée la Hongrie populiste de Viktor Orban. D’où une double faute pour le Premier ministre britannique : sur le plan européen, le Royaume-Uni est en passe de dilapider la position et l’influence acquises au fil des décennies ; sur le plan intérieur, les eurosceptiques et les partisans du Brexit lors du référendum de 2017 sont renforcés. La France de François Hollande n’est pas en reste, qui plombe l’Europe en minant la reprise et en risquant de relancer la crise de l’euro par la perte du contrôle de ses finances publiques. D’où un dilemme insoluble pour nos partenaires : la poursuite de la complaisance, indissociable d’un choc sur la dette française et sur la monnaie unique ; la réalisation sous contrainte des réformes avec la perspective de renforcer le Front national. L’Allemagne assume seule le leadership de l’Union et de la zone euro, non sans céder à ses obsessions en plaçant la zone euro à la merci de la déflation, en décidant un tournant énergétique d’un coût de 500 milliards d’euros fondé sur la sortie du nucléaire dès 2022 malgré la hausse des émissions de carbone et la dépendance accrue envers le gaz russe, en persistant enfin à faire l’impasse sur sa défense et sur la sécurité du continent.
L’Europe est donc plus que jamais en attente d’une nouvelle donne qui réponde au désarroi et à l’exaspération de ses citoyens. La nouvelle Commission et les États membres doivent tenir compte du vote du 25 mai en engageant sans délai une réflexion sur l’état de l’Union et en révisant ses priorités pour les cinq prochaines années. Le diagnostic doit éclairer les cinq faiblesses majeures de l’Europe.
L’Europe est sortie de la récession, mais non de la crise. Elle reste le continent malade de la mondialisation, contrastant avec les Etats-Unis et leur vigoureuse reprise. En dépit du plus vaste marché du monde, en dépit des progrès effectués dans la gouvernance de l’euro – notamment grâce au changement de stratégie monétaire effectué par Mario Draghi à la tête de la BCE -, le spectre de la déflation hante la monnaie unique avec une hausse des prix réduite à 0,5 % pour l’ensemble des membres, négative en Grèce ou en Espagne. L’installation d’une spirale déflationniste serait désastreuse pour un continent vieillissant dont les systèmes productifs sont durement concurrencés par l’hégémonie technologique américaine et la montée des émergents, où la productivité du travail stagne et où les États sont surendettés.
Sous le choc de la crise et la menace d’implosion de la monnaie unique, les membres de la zone se sont engagés, à la notoire exception de la France, dans la coordination de leurs politiques économiques : le soutien de la demande en Allemagne accompagne l’ajustement financier des pays dits périphériques. Pour autant, la divergence entre le nord et le sud du continent n’est nullement enrayée, qu’il s’agisse de croissance, de chômage (plein-emploi en Allemagne avec un taux de 5,2 % contre 25 % en Espagne), de compétitivité (part des exportations dans le PIB de 52 % pour l’Allemagne contre 27 % pour la France) ou d’endettement public (77 % du PIB pour l’Allemagne contre 97 % pour la France).
La déstabilisation des classes moyennes par la mondialisation, la crise de 2008 puis les pressions déflationnistes font le lit des populismes, qui prennent pour première cible l’Europe. L’exacerbation des sentiments identitaires alimente par ailleurs les séparatismes qui, de la Catalogne à l’Écosse en passant par l’Italie du Nord ou la Flandre, menacent de dynamiter les Etats pour transformer l’Europe en une myriade ingérable de principautés.
L’immigration connaît une spectaculaire accélération avec la multiplication des conflits et des guerres civiles autour du continent : 400 000 demandes d’asile ont été formulées en 2013, tandis que le flux des clandestins s’accroît fortement. L’incapacité de l’Europe à assurer la surveillance de ses frontières et à mettre en place une politique de l’immigration contribue au déchaînement de la xénophobie et à l’extrémisme.
La sécurité de l’Europe se dégrade rapidement, sans provoquer de réaction pour combler le vide stratégique qui la caractérise. Les États-Unis abusent sans vergogne de leur position dominante dans l’économie Internet et dans la finance. Un arc du terrorisme se dessine du Nigeria au Pakistan, tandis que les révolutions du monde arabo-musulman sombrent dans la violence, emportant dans le chaos la Libye, l’Irak ou la Syrie. Enfin, la Russie a entrepris avec l’annexion de la Crimée de remettre en question par la force l’ordre de sécurité européen de l’après-guerre froide tout en instaurant un chantage aux livraisons de gaz, vitales pour l’approvisionnement en énergie de 13 des 28 États de l’Union.
Les priorités de l’Europe pour les prochaines années se dégagent dès lors aisément : la croissance et l’emploi ; la stabilisation définitive de la monnaie unique ; la réduction de la dépendance énergétique et numérique ; la sécurité intérieure et extérieure, ce qui passe par le réarmement et le renforcement de la position internationale de l’Europe. D’où le dilemme de l’intégration, qui est stratégiquement indispensable mais politiquement irréalisable. Le maintien du statu quo est indissociable de la poursuite de la divergence entre le Nord et le Sud, donc d’un nouveau choc sur l’euro que rend inéluctable l’implosion de la France si elle continue à refuser de se réformer. Le simple renforcement de la coordination, notamment à travers les contrats préconisés par Angela Merkel qui conditionnent les transferts financiers aux réformes, se révèle insuffisant économiquement tout en déchaînant les tensions entre les nations. La relance de l’intégration, à travers la création d’un budget commun et d’un fonds monétaire européen, l’instauration d’euro-obligations, l’harmonisation fiscale et la création d’un marché unique du travail, répond seule aux conditions de stabilité d’une zone monétaire optimale mais se heurte à la montée des populismes et au décrochage de la France. Ce sont eux qu’il faut désarmer en priorité.
L’Europe dispose d’atouts majeurs pour se réinventer. Elle a retrouvé son unité et renoué avec la liberté en 1989. Elle possède un immense capital humain, matériel et immatériel. Elle compte de nombreux pôles d’excellence, des universités, des entreprises, des centres de recherche d’envergure mondiale. Elle peut s’appuyer sur l’ancrage de la démocratie, sur la solidité de l’Etat de droit et sur les acquis de l’Union, au premier rang desquels le grand marché. Il ne lui manque que l’essentiel, à savoir un projet partagé, une volonté politique, une spirale positive de réformes au sein des nations et au plan de l’Union.
Thucydide rappelait que « se reposer ou être libre, il faut choisir ». Les Européens doivent trancher : se remettre au travail ou perdre la maîtrise de leur destin au profit des empires qui dominent le XXIe siècle. La France a une responsabilité particulière dans ce débat cardinal en raison de son rôle clé dans la construction communautaire comme de la menace que fait peser son déclin sur le continent. Cessons donc de communier dans la lassitude de l’Europe et de l’Histoire. Battons-nous pour les faire.
(Chronique parue dans Le Point du 03 juillet 2014)