La Commission européenne a entrepris de contourner la compétence des États membres pour construire une défense européenne intégrée à l’ensemble nord-américain, qui fragilisera davantage encore la sécurité de notre continent.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, les guerres du Moyen-Orient puis l’élection de Donald Trump ont définitivement enterré la mondialisation et ouvert une nouvelle ère où la force prime le droit et où la violence est sortie de tout contrôle. La paix est désormais impossible et la guerre omniprésente.
Dans ce monde ensauvagé, l’Europe se découvre très vulnérable face aux empires. Économiquement, elle est prise en étau entre le renouveau économique et le protectionnisme des États-Unis d’un côté, le dumping chinois de l’autre. Stratégiquement, elle est confrontée à une menace existentielle venant de la Russie alors que les traités qui fondaient le cadre de sa sécurité ont disparu et qu’elle dépend entièrement des États-Unis. Militairement, elle reste désarmée avec un effort de défense limité à 1,7 % du PIB et une industrie dont les ventes stagnent alors qu’elles augmentent de 5 % par an dans le reste du monde depuis 2022. Moralement, elle demeure sidérée et tétanisée face à l’écroulement de la grande illusion selon laquelle la paix repose sur le droit et le commerce.
L’agression de l’Ukraine par la Russie et les sommations de Vladimir Poutine sur la reconstitution de l’empire russe en Europe ont certes constitué un électrochoc. Mais les mots n’ont pas été suivis par les actes. Les Européens se sont divisés face à la Russie comme face aux tests que leur ont fait subir Donald Trump et Elon Musk. L’émergence d’une autonomie stratégique ou la constitution d’un pilier européen de l’Otan sont restées lettres mortes en l’absence d’analyse partagée des menaces, de doctrine commune, de coordination des modèles d’armée. Les efforts de réarmement ont été subordonnés aux gages donnés aux États-Unis dans un déni complet de leur évolution – Joe Biden étant vu comme la résurrection de l’Amérique de 1945 – : ainsi 78 % des nouveaux équipements achetés par les États européens depuis l’invasion de l’Ukraine ont été commandés hors de l’Union et 63 % aux États-Unis.
Dans le monde multipolaire, violent et sans foi ni loi du XXIe siècle, l’Europe ne préservera sa liberté, son mode de vie et sa civilisation que si elle est capable d’assurer sa sécurité. Son réarmement ne doit pas être seulement militaire, mais politique et moral. Il passe par la réaffirmation de son unité autour d’un projet politique.
Or la Commission européenne emprunte une voie exactement contraire. Elle donne la priorité à l’élargissement de l’Union sur la souveraineté et de la sécurité. Elle a entrepris de contourner la compétence des États membres pour construire une défense européenne intégrée à l’ensemble nord-américain, qui fragilisera davantage encore la sécurité de notre continent.
Sous l’impulsion d’Ursula von der Leyen, la Commission, alors que les traités placent la défense hors de son champ d’action, a décidé de s’en saisir à partir de l’industrie pour remonter vers la stratégie. Avec pour ambition de sanctuariser une clause de préférence américaine dans l’espoir vain de convaincre Donald Trump de prolonger la garantie de sécurité des États-Unis et de limiter les sanctions commerciales visant l’Union. Ainsi ont été créés un commissaire à la défense, poste confié à Andrius Kubilius, qui doit produire un livre blanc de la défense dans les prochaines semaines, ainsi qu’une direction de la défense. L’objectif consiste à créer un marché unique de l’armement placé sous le contrôle de la Commission. Il aurait pour levier le fonds de défense Edip, créé en 2016, dont le budget serait porté à 100 milliards d’euros. Sa mission serait d’unifier le marché, les programmes et les matériels, en limitant la part de contenu européen à 65 %, ce qui revient à consacrer non seulement la suprématie des entreprises et des technologies américaines, mais aussi le contrôle des exportations par les États-Unis à travers les procédures Itar.
Ce projet annihilerait toute possibilité d’autonomie stratégique de l’Europe comme la stratégie d’indépendance de la France, notamment la pérennité de la dissuasion nucléaire. La création d’une autorité européenne de l’industrie de défense viole tant les traités que la souveraineté des États membres. L’impuissance de l’Union à traiter de manière opérationnelle des questions de défense a été démontrée en Ukraine comme en Méditerranée et jusqu’au Groenland. L’institutionnalisation de la dépendance aux États-Unis est absurde au moment où l’Amérique prend ses distances avec la démocratie tout en affichant sa volonté de ne plus réassurer le monde libre. En l’absence de précision sur l’origine des fonds, Edip cannibalisera les budgets nationaux de défense. Enfin, la prétention de la Commission de piloter l’industrie de défense ne peut qu’inspirer la plus grande méfiance après qu’elle a méthodiquement détruit par sa régulation kafkaïenne les secteurs de l’agriculture, des télécommunications, de l’énergie et de l’automobile.
Le projet de défense européenne portée par la Commission se réduit à une nouvelle Communauté européenne de défense. Imaginé par Jean Monnet en 1950, ce projet entendait fondre les armées dans un cadre supranational pour habiller le réarmement allemand. Et ce afin d’assurer la défense de l’Europe face à l’URSS au lendemain du blocus de Berlin et du déclenchement de la guerre de Corée, tout en prévenant tout conflit entre la France et l’Allemagne. La ratification du traité, signé à Paris en mai 1952, fut à juste titre rejetée par l’Assemblée nationale le 30 août 1954, ce qui entraîna la chute du gouvernement de Pierre Mendès France – et avec lui le seul espoir de réforme et donc de survie de la IVe République -. De l’échec de la CED, naquirent cependant les accords de Paris du 23 octobre 1954, qui organisèrent le réarmement de l’Allemagne dans le cadre de l’Otan, le marché commun avec le traité de Rome de 1957, puis la véritable réconciliation franco-allemande nouée par le général de Gaulle et Konrad Adenauer.
Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’Europe sont trop graves pour que celle-ci puisse s’offrir le luxe de projets ruineux et contraires à sa sécurité. Face à Vladimir Poutine, à Xi Jinping, à Recep Tayyip Erdogan et à Donald Trump, l’Europe doit accorder la priorité à sa défense. Elle dispose de tous les atouts et de tous les moyens pour le faire. Mais elle ne doit se tromper ni d’objectifs ni de méthode. L’Union européenne de la défense est un non-sens stratégique, politique et historique. La défense du continent a vocation à être repensée et le réarmement conduit par un directoire composé de la France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de la Pologne, de l’Italie et de l’Espagne. L’Union peut être utile et jouer un rôle important, mais doit s’inscrire dans le cadre strict de ses compétences. Le travail ne manque pas : facilitation de la hausse de l’effort de défense des États membres jusqu’à 3 % du PIB ; libération des financements privés – notamment par l’abolition d’une taxonomie obscène qui assimile l’industrie de la défense à la pornographie et aux jeux d’argent ; exclusion du secteur de la défense de toutes les réglementations liées au Green Deal – à commencer par les directives CSRD et CS3D ; amélioration et sécurisation des infrastructures du continent ; aide à l’Ukraine par le remboursement aux États membres des matériels transférés et des actions de formation réalisées au profit des armées de Kiev.
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Chronique parue dans Le Figaro du 2 février 2025