Le vote du 21 avril 2002 met la République face à ses propres valeurs et interroge le programme du Front national.
Le vote extrémiste du 21 avril s’analyse d’abord comme un message de protestation adressé aux gouvernants, contre le déclin de la France, l’incapacité à impulser des réformes et la fossilisation de la classe politique, plus que comme une adhésion aux thèses du Front national ou aux utopies révolutionnaires de l’ultra-gauche. La participation de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle impose néanmoins de débattre sérieusement de ses propositions.
La surprise radicale du premier tour a jusqu’à présent suscité deux types de réactions : à gauche, la volonté d’annuler la défaite et d’anticiper les législatives par la mobilisation de la rue, ce qui s’est traduit par une prise de contrôle des manifestations spontanées des premiers jours ; à droite, la volonté de profiter au maximum de la configuration politique en traitant Le Pen par le mépris, d’une part, en s’intéressant en priorité à la formation du gouvernement et à la recomposition partisane de la droite classique, d’autre part. Il s’agit là d’autant d’erreurs.
Le 5 mai ne se présente nullement sous la forme de la chronique d’un triomphe annoncé. Jean-Marie Le Pen a été porté, contre toute attente, au second tour de l’élection présidentielle par le suffrage universel ; il doit être écarté de l’Elysée – et le plus nettement possible- par les électeurs, à travers les procédures démocratiques. Il doit être combattu dans les urnes et non pas dans les rues ; il doit être contesté par l’appel à la raison et au cœur des Français, et non par des arguments d’autorité qui ne sont plus crédibles venant de dirigeants déconsidérés ; il doit être critiqué pour ce qu’il dit, et non pas pour ce qu’il est réputé être. En bref, le destin de la France, le respect de la démocratie et l’intérêt électoral bien compris de Jacques Chirac invitent à prendre Le Pen au sérieux. Il n’est que temps.
Quel est donc le projet politique de Jean-Marie Le Pen, qu’il résume comme « économiquement de droite, socialement de gauche et nationalement de France » ?
Économiquement, la doctrine du leader de l’extrême droite s’articule autour de deux plans. Au plan intérieur, la limitation des prélèvements obligatoires à 35 % (contre 44,9 % aujourd’hui) – ce qui se traduit par la suppression de l’impôt sur le revenu, de l’ISF et des droits de succession -, le recentrage de l’État sur ses missions régaliennes – censé permettre une diminution de 500 milliards de francs des dépenses budgétaires et de 250 milliards de francs des dépenses de Sécurité sociale -, la défense des entreprises artisanales et des PME contre les grands groupes. Au plan extérieur, la sortie de l’Union monétaire, le rétablissement du franc et la mise en place de barrières tarifaires protectionnistes.
Socialement, trois notions sont mises en avant : la sécurité, la famille et la lutte contre le chômage. Dès lors que la délinquance est confondue avec l’immigration, la politique de sécurité associe la priorité accordée à la répression (élargissement des pouvoirs de la police, procédures judiciaires d’urgence, renforcement des peines, à commencer par le rétablissement de la peine de mort pour les crimes graves) à la lutte contre l’immigration (droit du sol en matière de nationalité, expulsion systématique des clandestins et des étrangers condamnés). La politique sociale privilégie la famille (à travers un statut de la mère au foyer) et l’établissement d’un régime de protection sociale spécifique pour les étrangers. Enfin, la lutte contre le chômage passe par le retrait des femmes, et surtout des étrangers, du marché du travail.
Politiquement, enfin, Jean-Marie Le Pen entend fonder une VIe République, dont les deux piliers seraient un chef d’État en prise directe avec le peuple via le référendum (avec une marginalisation des pouvoirs législatif et judiciaire) et le principe de la préférence nationale, qui constitue le véritable facteur commun et le fil conducteur du projet politique du Front national depuis sa création.
Ce programme appelle trois commentaires :
- La mise en application du programme de Jean-Marie Le Pen signifierait une accélération irréversible du déclin de la France. La stratégie de développement autarcique, en rupture avec l’Europe et l’économie mondiale (pour un pays ouvert à hauteur de 20 % de son PIB), est promise à la ruine : l’URSS, l’Algérie ou l’ex-Yougoslavie sont là pour en témoigner. Le retour à la croissance et au plein-emploi ne passe pas par des protections et des réglementations supplémentaires, mais bien par la modernisation des structures politiques, économiques et sociales, non par un regain de malthusianisme, mais par la mobilisation des talents, des capitaux, des entreprises ainsi que par le renouveau du dialogue social. Loin de juguler l’insécurité, l’utilisation d’une violence aveugle contre la population immigrée, identifiée à la délinquance, débouchera sur une guerre civile. La mise en place d’un Etat fermé, autoritaire et xénophobe, qui placerait la France au ban de l’Europe et des démocraties développées, correspond à une expérience authentiquement réactionnaire, par laquelle les Français renoueraient avec les périodes noires de leur histoire tout en se coupant de toute capacité à agir sur l’histoire du XXIe siècle. En guise de redressement, Jean-Marie Le Pen propose d’ajouter vingt ans de régression à vingt ans de stagnation, de passer du déclin doucereux à la décadence accélérée.
- L’idéologie du Front national s’inscrit dans la continuité de l’extrême droite française, dont la tradition n’est pas strictement fasciste (à une minorité près, qui milite surtout aujourd’hui au sein du MNR de Bruno Mégret), mais ouvertement populiste, autoritaire et xénophobe : c’est la tradition du régime de Vichy et l’héritage de Maurras, retrempée dans l’Algérie française, plutôt que la lignée hitlérienne de Doriot – ce qui ne diminue en rien le danger de ce mouvement pour la démocratie. D’où la reprise d’un positionnement de type troisième voie, « ni droite ni gauche », « ni libéral ni socialiste », qui, de manière paradoxale, épouse à sa manière l’esprit pervers de la cohabitation.
- Pour être scandaleux, le succès inattendu remporté par Jean-Marie Le Pen doit être médité par les partis et la classe politiques française. D’abord, la force des idées du Front national, à l’instar du marxisme, est indissociable de leur simplisme et de leur fausseté : la droite et la gauche paient ainsi au prix fort leurs incohérences et l’abandon de toute pédagogie sur les questions décisives de la mondialisation, de l’Europe ou des événements du 11 septembre, au profit d’une démagogie épaisse. Ensuite, si les contradictions de ce programme « économiquement de droite et socialement de gauche » sont évidentes, le positionnement de Jean-Marie Le Pen et le cœur de son discours, fondé sur l’exclusion des étrangers à travers le principe de la préférence nationale, offrent une triste mais forte cohérence. Enfin, et surtout, les propositions du Front national dessinent en creux les pièces majeures d’une politique de renouveau se fixant pour objectif d’enrayer le déclin de la France : économiquement libéral, socialement intégrateur, politiquement largement ouvert sur la société et sur le monde.
La crise intérieure et les chocs extérieurs ont fait la campagne de Jean-Marie Le Pen et, en l’absence de projet politique crédible développé par Jacques Chirac et Lionel Jospin, conféré à son discours une légitimité totalement infondée. Le combat contre les idées de l’extrême droite s’annonce long et difficile : sur le plan électoral, il faut tout d’abord battre Jean-Marie Le Pen le 5 mai, en votant Jacques Chirac ; sur le plan politique, il faut engager au plus vite les réformes fondamentales qu’appelle la crise actuelle, en démontrant que la nouvelle donne issue de la fin de la guerre froide, de la mondialisation et de la création de l’euroland ne se réduit pas à une loi d’airain destinée à écraser les nations et les hommes, mais qu’elle leur ouvre au contraire des possibilités supplémentaires, pour peu qu’ils se placent en situation d’être les acteurs de ces transformations et non pas seulement des victimes expiatoires ; sur le plan intellectuel et moral, il s’agit surtout de recommencer un travail d’éducation civique des Français, afin de réenraciner la République dans les esprits et dans les cœurs, non comme une forme vide et désuète, mais comme un idéal de vie.
(Chronique parue dans Le Point du 03 mai 2002)